Entretien
avec Guy Ducos.
Les 10 décembre 1999 et 5 janvier 2000 à Bordeaux
Mémoire de Stéphanie Vignaud.
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Je me suis fait donc remarquer là comme étant très valide, en pleine forme, en donnant un coup de main à Sauvaget et deux jours
après, je n'étais plus au Revier. On m'a dit que les S.S. avaient fait une remarque: " Qu'est-ce que c'est? Un malade qui se porte
comme ça! " Et lui débarquait les gens pour leur faire une piqûre anti-tétanique. C'est ce qu'il leur faisait aux blessés. Il ne
pouvait pas faire autre chose et puis il les envoyait au grand camp quand c'était des cadavres ou des morceaux parce qu'on entassait
des bras et des jambes. C'est là que je me suis rendu compte - c'est curieux - que la chair humaine ressemble étrangement, étrangement
à la chair de porc, à la viande de cochon! Incroyable! A l'intérieur ! C'est curieux, ça a pratiquement la même couleur, le même
aspect. Je trouve que ça a le même aspect. C'est l'impression que cela m'a donné.
Je retourne à mon atelier à la Kolonne 5, au hall 2, avec le terrible Karl, le Vorarbeiter vert et pour un temps seulement parce
qu'à ce moment là, il y a eu... Chataigné, lui, l'expliquera en disant qu'Heinkel était complètement désorganisé par le bombardement
et était bloqué et ne pouvait plus rien faire et qu'à ce moment là, ils ont envoyé des gens à droite et à gauche, qu'ils abandonnaient
un peu la fabrication du Heinkel, du Heinkel 177 .Moi, je ne sais pas. Ce n'est pas mon sentiment. Je pense qu'ils ont cherché à
regrouper des gens qui étaient signalés comme ayant encore une vitalité suffisante pour aller dans un Kommando où on allait leur
demander un effort physique particulier. Et puis il y a un autre aspect aussi que vous avez pu voir dans le livre, c'était cette
fameuse étude pseudo-scientifique disant que... cela voulait dire presque qu'un détenu normalement devrait vivre 9 mois, compte
tenu de ses réserves de vie, etc... et puis des calories absorbées, ce qu'on lui demande comme travail et tout ça. Si ça dure moins
longtemps, c'est pas bon, c'est qu'on lui demande trop et qu'on ne le nourrit pas assez, trop d'efforts. Ou bien, dans le cas contraire,
si ça dure trop longtemps, le gars est mal utilisé. Et cela correspondait finalement à un peu plus de 9 mois puisqu'on arrivait à
Heinkel en mai-juin 1943, on repartait au mois de juillet 1944, cela fait plus d'un an. Enfin, cela aurait pu entrer dans le cadre
de cette étude, de cette règle. Moi, c'est plutôt à ça que je pensais.
Alors, on est arrivé donc à Klinker. Klinker, où on s'est trouvé dans un des moins mauvais blocks de Klinker. Klinker, c'est un petit
camp à côté du grand camp, cela paraît curieux. Pourquoi aller faire un petit camp comme ça à côté du grand camp? Il y a des réponses
à cette interrogation, c'est qu'à l'époque, on mettait dans ce petit camp des gens qu'on voulait faire " crever ". Ils ont fait...
quand ils ont construit la briqueterie, cette briqueterie géante qui fait je ne sais pas combien de centaines de mètres de côté,
quand ils ont fondé cette briqueterie, ils ont utilisé comme main d'œuvre des homosexuels, des témoins de Jéhovah, des tsiganes
avec l'intention ferme de les faire " crever ". Ca s'est vérifié d'ailleurs, il y avait une mortalité effarante, une mortalité qui
fait penser qu'ils étaient là pour être exterminés. Finalement, c'était un petit camp d'extermination mais pas brutale. Les gens
ne vivaient pas plus de quelques semaines à ce régime là, au pas de gymnastique toute la journée. C'était infernal! Alors ça a fait
donc cette réputation d'être un camp redoutable. Le grand camp est à côté, à même pas deux kilomètres. A cette époque là, on allait
prendre notre portion de soupe dans le camp alors qu'à une époque c'était distribué sur le lieu de travail et on est en train de
déambuler sur la voie ici. Ca, c'est un block neuf qui venait d'être fait pour les gens de la fonderie. Ils voulaient faire tourner
la fonderie nuit et jour, alors ils voulaient que les gens se succèdent. On ne pouvait pas être dans des baraques où les gens vivaient
à un autre rythme. Autrement, ça ne " gazait " pas. Alors, ils avaient fait ce block en dur, il n'y avait pas longtemps qu'ils l'avaient
fait. Ils l'avaient construit en janvier1945.
L'étudiante: L 'hiver, la place d'appel se faisait là?
R.D: Non. Il y avait aussi des gens qui allaient extraire la glaise. C'était évidemment dangereux parce que personne n'allait les
secourir quand ils tombaient dans un trou de boue, de glaise, qu'ils s'étaient enfouis dans la glaise, le Vorarbeit avait uniquement
le souci de relever le numéro pour pouvoir le signaler. Mais personne n'allait les chercher. Il y a eu beaucoup de mortalité. A la
briqueterie, n'en parlons pas. Quand elle a été construite, ça a été l'enfer.
Un matin de juillet 1944, on se trouve regroupé. Au lieu de prendre le chemin du hal12 où se trouvait le lieu de mon travail, on
est dirigé... enfin, je suis dirigé parce que c'était une sélection qui s'est passée je ne sais pas comment, on était regroupé
sur la place d'appel. Je me retrouve dans un coin de la place d'appel d'Heinkel à l'occasion d'une sélection dans un petit groupe
qui allait donc être dirigé vers Klinker. Et c'est là, tout à fait par hasard, que je me retrouve à côté de quelqu'un aussi grand
que moi et qui par hasard avait pas mal d'affinités puisque son père était instituteur, mes parents enseignants aussi, instituteurs,
presque... de la même région finalement, assez voisins. Et c'était Guy Chataigné. Ca a été l'occasion pour nous, cette sélection, de se connaître
parce qu'on ne se connaissait pas avant. Et nous sommes dirigés vers Klinker. Klinker, chose curieuse - on l'a découvert par ailleurs -
c'est un petit camp qui est constitué à côté du grand camp. Pour quelle raison? On l'imagine. Au départ, c'était un Kommando disciplinaire,
les gens qui étaient là ne devenaient pas vieux, on parle de quelques semaines de survie tellement ils étaient mal traités à la
construction d'une briqueterie, d'une briqueterie qui était propriété des S.S. Ce qu'il y avait de particulier à Klinker où il y
avait douze baraques, une dizaine de baraques. Après, il y en a eu une onzième, ce nouveau block qui a été utilisé juste en début
de 1945, qui était terminé et qui était spécialement destiné à ceux qui travaillaient dans la fonderie car ils caressaient l'espoir
de fondre nuit et jour avec des équipes aussi importantes la nuit que le jour et de fabriquer des grenades en permanence. Là, je
me trouve affecté au block 6 en même temps que Chataigné, nous étions côte à côte. C'est comme ça que cela se passait d'ailleurs,
un peu par hasard: quand on était en rang par 5, on arrive là, on est compté et puis les deux ou trois premières rangées vont à
tel block, les rangées suivantes vont à tel autre block et par hasard, on se trouve affecté à tel ou tel block avec telle ou telle
personne. Comme on était côte à côte et dans la même rangée avec Guy, on s'est trouvé ensemble au block 6 qui était finalement
certainement un des moins mauvais blocks de ce petit camp. Le chef de block était un originaire de Dantzig, qui était un... c'était
un gars très sympathique, c'était un type intelligent qui avait des contacts avec les S.S. et tout ça. Bon, ce qu'il y avait de
particulier à Klinker, c'est que tous les gens qui étaient là travaillaient directement pour les S.S. Nous n'étions pas des gens
loués à une entreprise privée, à une industrie de guerre privée, comme je l'avais été auparavant à Heinkel, comme d'autres l'étaient
pour Speer, Messerschmitts dans d'autres camps, etc... La firme de produits chimiques Farben, il y avait aussi Siemens, Daimler
Bens aussi, Mercedes évidemment. Enfin là, nous étions utilisés par les S.S. directement. On s'est trouvé affecté à la fonderie
tous les deux. Mais la fonderie à cette époque là avait une activité assez faible: le four ne tournait pas tous les jours, il y
avait assez peu de détenus à côté de ce que c'est devenu par la suite, il y avait peut être même pas une centaine de détenus alors
qu'on a été plus de 250 par la suite. Ca tournait au ralenti. On est venu, d'ailleurs on venait pour faire marcher cette fonderie
à plein. Alors, je l'explique dans certains cas cette difficulté qu'on pouvait avoir. On était quand même plus ou moins " amoché ".
Moi, j'avais un phlegmon dans la jambe gauche. J'ai été soigné avec une aiguille à tricoter dont on m'a traversé mon mollet. C'était
une action salvatrice. Effectivement, tout ce qu'il y avait de mauvais a pu s'écouler, etc... Avant, c'était enfermé. Mais il fallait
ne pas montrer qu'on était trop handicapé parce que j'avais tait un séjour au bloc-Schonung au grand camp, j'avais vu ce que c'était,
c'était bien l'anti-chambre de la mort. Et là, il ne fallait pas recommencer souvent ce genre de plaisanterie. Or un travail dur
nous attendait parce que ce n'était pas un petit travail tranquille. Tout de suite, on a été affecté au port des poches. Là, on
porte la poche de fonte en fusion. On ne tourne pas encore à plein régime mais enfin on sent qu'on a affaire à un régime particulier,
particulièrement sévère. Bon, on arrive à s'accommoder et notamment avec Guy Chataigné qui parlait un peu, pas mal d'ailleurs et de
mieux en mieux l'allemand bien qu'il n'avait pas ce qu'il fallait, il n'avait jamais eu l'occasion d'apprendre l'allemand, il était
particulièrement doué pour les langues, il a une mémoire colossale, il commençait à parler russe aussi etc... sans prendre de notes,
il n'avait pas tellement la possibilité d'écrire, du tout même. Il avait quelques fois ramassé un petit bout de crayon et il écrivait
sur des petits bouts de carton, de papier, des choses comme ça. Mais enfin, ce n'était pas un apprentissage bien conventionnel d'une
langue. Alors, à un moment donné, on demande... Enfin, il faut dire quelle est l'ambiance dans cette fonderie? Chose bizarre, un
Vorarbeiter c'est à dire un responsable du travail habillé en rayé, gueule de brute, menton en galoche, un abruti, Edmund, qui tapait
à droite et à gauche, un peu sur tout le monde, un beau jour m'a filé des coups de poing parce qu'avec la poche, je touchais le
moule. J'avais touché le moule, il faut le frôler mais pas le toucher. Si on le touche, on peut faire décoller du sable à l'intérieur
et à ce moment là les grenades sont déformées, enfin on ne respecte pas la forme voulue. Et bon, c'était évidemment une chose absolument
interdite. Alors, je lui dis: " Ce n'est pas mon travail. Mon travail, c'est autre chose: je suis ingénieur électricien. ". Ce n'est
pas vrai d'ailleurs, c'est la radio électricité que j'avais fait. Enfin, pour les circonstances, cela pouvait aider et effectivement.
Ils nous ont fait démouler ensuite des grenades, au fur et à mesure que les moules refroidissaient un peu, aussitôt ils étaient
démoulés, on en faisait d'autres, etc, etc... Bon, il y en avait sur tout le sol de la fonderie, c'était tapissé de grenades fumantes
démoulées. Et rien n'était prévu pour les évacuer. Un beau jour, un civil allemand, assez distingué, c'était un personnage certainement,
un leader, enfin un type P.D.G., qui passe par là et qui allait souvent à Paris disait-on et qui parlait un peu français et qui dit
à Edmund, le Vorarbeiter qui venait de devenir le Meister civil de la fonderie. Voyez si c'est curieux, c'était un détenu qui devait
être vert, droit commun, ce n'était pas un politique et un anti-hitlérien convaincu, qui est sorti de là, du jour au lendemain on
le voit habillé en civil et il est le grand patron de la fonderie. C'est Guy qui s'en est aperçu. L'autre civil dit: " Tu n'as qu'à
prendre une dizaine de Français par là. " Parce qu'il était " pro-français ", ce gars là, il allait souvent à Paris, " Paris by
night ", il devait avoir de bonnes relations à Paris. " Tu n'as qu'à prendre dix Français, ils vont te dégager la fonderie, ils
vont te dégager ça. " Alors, l'autre bêtement a suivi. Il a dit: " Où sont les Français? " On n'était pas tout à fait dix,
il y avait huit Français, il y avait un Russe et puis je ne sais pas quoi. On a fait un groupe et ce groupe était chargé de faire
le transport des grenades qui venaient d'être démoulées, que nous démoulions nous-mêmes d'ailleurs à ce moment là parce que notre
activité s'était étendue à ça. On démoulait les grenades et on les portait sur des brouettes, des brouettes mécaniques comme celles
qu'on voit sur les chantiers maintenant et on allait les porter à l'entrée de la fonderie. Il y avait un grand rouleau, un énorme
cylindre qui tournait avec fracas et qui brassait à l'intérieur des grenades qui avaient été démoulées, séparées de leur coulée
parce qu'elles étaient réunies par paquet par cinq. Une fois qu'elles arrivaient là, nous on les amenait par paquet de cinq. Et les
gars qui étaient là, des détenus qui tapaient dessus pour casser la coulée, pour les séparer et puis ils les mettaient dans ce
rouleau avec des pièces métalliques, un genre d'étoile, qui allaient les racler. Les frotter. Tout ça, c'était en permanence. Alors,
notre boulot, c'était de démouler et d'amener toute la production là. Alors, ça c'est fait avec des brouettes. Et puis un beau jour,
l'Edmund qui m'avait foutu une " dérouillée " parce que j'avais touché le moule et a qui j'avais dit que j'étais... je m'étais donné
les galons d'ingénieur électricien, ce qui était faux, mais il devait s'en souvenir, il me dit: " Du kommst mit, du Elektriker! "
Il me dit: " GutFahrer " " Fahren ", c'est conduire je crois. Et j'ai donc fait ce travail là, c'est à dire conduire le pont roulant,
faire le va-et-vient toute la journée pour aller... Alors, on mettait les grenades sur les plateaux, attachées à des chaînes - et
on mettait les grenades par paquet, j'arrivais ou bout et puis moi, je chavirais le plateau. Enfin! J'étais conducteur au sol, je
n'étais pas dans une cabine, c'était un pont roulant qui était costaud, il faisait plusieurs dizaines de tonnes, 15 à 20 tonnes
sans doute, avec de grandes roues qui passaient sur des rails en hauteur et je conduisais depuis le sol, je tirais sur des chaînes.
Cela faisait 6 chaînes: avancer - reculer, aller de gauche - aller de droite, monter -descendre. Avancer, reculer, c'était une poire
en fait, on appuyait sur un bouton d'un côté ou de l'autre pour faire inverser la marche. Mais, c'était très dangereux parce que
les chaînes s'accrochaient à des aspérités des grenades, les chaînes passaient très près des plateaux où les grenades étaient entassées,
toutes fumantes et rouges encore, très rouges. Alors là, j'ouvre une parenthèse: nous avions compris qu'en faisant très vite, qu'en
démoulant très vite, disons même trop tôt les grenades, on avait de grandes chances de les déformer parce qu'avant de les prendre
pour les embarquer, on tapait un peu dessus pour enlever le sable qui était rouge etc... pour enlever les saletés pour qu'elles
soient le plus... un peu nettoyées. En tapant sur un métal qui était mou, on faisait des déformations. Alors on se précipitait sur
ces grenades et c'était l'admiration des Vorarbeiter parce que " les Français ils travaillaient, ce sont de bons travailleurs! "
On a même eu droit à un petit supplément de nourriture tellement on travaillait rapidement! En réalité, on leur " foutait "
la moitié de la production en l'air, sinon plus! C'est marrant et c'est vrai. C'est cocasse! C'est comme ça. On disait: " Mais ça
va réagir peut être! " Non, non. Il fallait faire vite. C' était le leitmotiv, il fallait faire vite. Les S.S. qui passaient par
là: si on faisait vite, c'était bien. Alors vite et bien, très bien. On y allait vite oui mais on leur filait des coups sur la partie
arrondie, celle qui se trouvait en l'air. D'ailleurs sur les 10000 grenades fabriquées dans la journée, il n'y en avait que 2 à
3000 de bonnes paraît-il au contrôle. Toutes les autres repassaient au four. C'était l'occasion de mentionner l'état d'esprit que
nous avions: on n'avait pas tellement envie de travailler pour la victoire de l'armée allemande et pour cause! On n'avait pas oublié
nos engagements initiaux.
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