J'ai survécu à la "marche de la mort". Louis Piéchota. |
Présentation. |
Pendant l'interdiction. |
Prisonnier. |
La vie à Sachsenhausen. |
La "marche de la mort". |
La dernière nuit. |
La Tour de Garde, du 15 novembre 1980.
En avril 1945, les alliés fonçaient sur Berlin à l'ouest, et les Russes à l'est. Les chefs nazis étudièrent alors différents
moyens de "liquider" les prisonniers. Mais tuer des centaines de milliers de personnes et se débarrasser des corps en quelques
jours, pour ne laisser derrière eux aucune trace de leurs crimes odieux, présentaient trop de difficultés pour ces monstres. Ils
décidèrent donc de tuer les malades et de conduire les autres, par une marche forcée, au port le plus proche. Là, ils les embarqueraient
sur des plateaux qu'ils feraient couler au large, envoyant ainsi les prisonniers au fond de l'eau.
Nous allions devoir quitter Sachsenhausen pour Lübeck, ce qui représentait une marche de quelques 250 kilomètres. Le départ fut
prévu pour la nuit du 20 au 21 avril 1945. On groupa tout d'abord les prisonniers par nationalité. Comme nous avons remercié
Jéhovah quand tous les Témoins ont reçu l'ordre de se rassembler dans l'atelier des tailleurs! Nous étions 230 frères originaires
de six pays différents. Des Témoins ont même risqué leur vie pour sauver, en les amenant dans l'atelier, leurs frères malades
qui se trouvaient à l'infirmerie et qui devaient être tués avant l'évacuation.
Une confusion indescriptible régnait parmi les autres prisonniers. Beaucoup volaient. Quant à nous, nous avons tenu une "assemblée"
et nous nous sommes affermis spirituellement les uns et les autres. Bientôt, ce fut à notre tour d'entreprendre la longue marche
censée mener vers un camp où nous serions rassemblés, mais qui nous conduisait en fait vers une noyade collective. Par colonnes
de 600 détenus, les différents groupes nationaux quittèrent le camp: d'abord les Tchèques, puis, les Polonais, et ainsi de suite.
En tout, 26.000 prisonniers se mirent en marche. Les Témoins de Jéhovah étaient le dernier groupe à partir. Les S.S nous ont donné
une charrette à tirer, et j'ai appris plus tard qu'elle contenait une partie du butin qu'ils s'étaient constitué aux dépens des
prisonniers. Ils savaient que les Témoins de Jéhovah n'y toucheraient pas. Toutefois, cette charrette s'avéra providentielle, car
elle permettait aux frères malades ou âgés de s'asseoir et de se reposer un peu. Une fois que l'un d'eux avait repris des forces,
descendait et se remettait à marcher. Un autre Témoin trop faible pour continuer prenait sa
place et ainsi de suite durant les
deux semaines que dura la "marche de la mort".
Ce fut une "marche de la mort" sous tous les points de vue. Non seulement elle nous conduisait à la noyade, mais la mort était
tapie tout au long du chemin. Quiconque n'avait plus la force de continuer était abattu sans merci par les S.S. Environ 10.700
hommes ont ainsi perdu la vie avant d'arriver au terme de cette longue marche. Cependant, grâce à la solidarité et à l'amour
chrétien, pas un seul Témoin ne fut abandonné sur le bord de la route pour être achevé par les soldats.
Les cinquante premiers kilomètres furent un cauchemar. Les Russes étaient si près de nous que nous pouvions entendre les coups
de canon. Nos chefs de corvée avaient tellement peur de tomber entre les mains des Soviétiques que la première étape, de
Sachsenhausen à Neuruppin, fut une marche forcée de 36 heures.
Moi qui avait emporté quelques affaires personnelles, je les jetais l'une après l'autre au fur et à mesure que je me fatiguais,
et je n'ai gardé qu'une couverture pour m'enrouler dedans pendant la nuit. Nous avons dormi dehors la plupart du temps, en
essayant de nous protéger du sol humide avec des feuilles et des brindilles. Un soir, j'ai pu dormir dans une grange. Imaginez
ma surprise lorsque j'ai trouvé, caché sous la paille, un exemplaire du livre Justification
(édité par la Société Watch Tower)! Le lendemain matin, mes hôtes m'ont donné à manger; mais ce fut une exception. Après cela,
pendant plusieurs jours d'affilée, nous n'avons rien eu à manger ni à boire, si ce n'est quelques plantes que nous avons pu
ramasser et dont nous faisions des infusions le soir, quand nous nous arrêtions pour dormir. Je me souviens d'avoir vu
quelques prisonniers, qui n'étaient pas Témoins, se jeter sur le cadavre d'un cheval tué sur le bord de la route et se mettre à
dévorer sa chair malgré les coups de crosse que les S.S faisaient pleuvoir sur eux.
Pendant ce temps, les Russes et les Américains avançaient toujours, chacun de leur côté. Le 25 avril, la confusion était telle
que nos gardiens ne savaient plus où étaient les Russes ni où étaient les Américains. Ils donnèrent l'ordre à tous les prisonniers
de bivouaquer dans un bois pendant quatre jours. Là, nous avons mangé des orties, des racines et des écorces d'arbres. Ce répit
fut vraiment providentiel car si nous avions dû poursuivre notre marche, nous serions arrivés au port avant l'effondrement du
front allemand et nous aurions fini au fond de la baie de Lübeck.