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Allocution de Guy Chataigné.

Une marche contre la mort

Allocution. Témoins de
Jéhovah.
Carnet de
route.

Bois de Below. L’alternance bien ordonnée des saisons des 58 années, la prééminence des droits de la nature et l’exubérance de la végétation ont largement dissimulé les traces d’une des tragédies, née de la folie des hommes, qui eut pour cadre cette forêt au dernier printemps de la guerre. Cependant, ces cicatrices, enflées et déformées par la fuite du temps, continuent d’exposer avec obstination, sur le flanc des arbres, comme un témoignage muet de ce que furent la détresse et l’espoir, le fond de la misère et l’attachement à la vie quand la mort rôdait de toutes parts.

Le 21 avril 1945, alors que dans le lointain s’enfle la canonnade, les quelques 33.000 détenus du camp de Sachsenhausen sont jetés brutalement sur les routes. Les Français en dernier. Les 230 Témoins de Jéhovah ferment la marche. Ils ne savent qu’une seule chose, cette évacuation ne va déboucher que sur une seule alternative: la liberté ou la mort. Ils conçoivent la plus grande des craintes sur le sort qui va être réservé à leurs 3.000 camarades restés dans les « Revier », tuberculeux, dysentériques, blessés et estropiés dont le nombre s’est accru avec le récent bombardement du kommando Klinker.

Ils ignorent, bien sûr, que dès le mois de février, le commandant KAINDL a commencé à mettre en œuvre l’ordre « Scharnhorst », reçu de Berlin, qui devait conduire au massacre systématique des détenus. Du 2 au 22 février, 5.000 au moins sont liquidés à la station "Z". Ils ignorent tout autant que le 14 avril, alors que l’Armée Rouge n’était qu’à 80 kilomètres d’Oranienburg, le Reichführer Heinrich Himmler a donné l’ordre d’évacuer le camp, étant précisé qu’aucun détenu ne devait tomber entre les mains de l’ennemi.

Avec la tragédie de la baie de Lübeck où 8.000 déportés du camp de Neuengamme ont trouvé une mort atroce, le 3 mai, la marche de la mort des évacués de Sachsenhausen a été un des épisodes qui ont le plus horriblement marqué la fin du système concentrationnaire nazi.

Bien que rompus à la haine meurtrière des S.S qui s’était exercée sur leurs victimes tout au long de leur séjour à Sachsenhausen et ses kommandos, nous avons eu à subir, durant ces douze jours, toute la démesure d’une cruauté, d’un sadisme et d’un total mépris de la vie des êtres dont ils avaient la charge. Qu’il se soit agi des S.S. de tous grades, des Volksdeutsche (Ukrainiens, Hongrois ou Lettons), des détenus de droit commun, criminels de sang, qui avaient été revêtus de l’uniforme et dotés d’un fusil, la soldatesque, qui encadra les colonnes, rivalisa de sauvagerie.

Dès les premières heures de la marche, ceux des détenus, exténués et incapables de soutenir la cadence, sont impitoyablement abattus d’une balle dans la nuque ou dans la bouche et abandonnés sur le bord du fossé, à Nassenheide et Sommerfeld. Cette situation abominable se vérifie sur chacun des itinéraires suivis par les Strek, colonnes de 500 hommes. Le crime se répète sur les chemins de Herzberg, Altruppin et Neuruppin, localité où 75 des nôtres reposent au cimetière et 17 à Herzsprung où nous faisons une brève halte, dans une ferme, le 24 avril.

Ce jour-là, j’ai personnellement éprouvé un mortifiant sentiment d’échec. Bien qu’aussi diminué que tout autre, je m’efforçai de remorquer par l’épaule un gars du Nord, connu au camp sous le surnom de « Ch’timi ». Grand, décharné et à la limite de ses forces, ce camarade, au bout de quelques kilomètres, me pria de le laisser à son sort et lâcha irrémédiablement prise. Quelques instants plus tard, dans la toute proche queue de la colonne, le claquement d’un coup de feu signait un nouveau crime.

La précision des dates et des lieux rapportés tient au fait que j’ai pu, tout au long de ce calvaire, consigner de manière concise, les faits saillants de chaque jour sur un petit carnet de route, un Merkbuch de la Wermacht recueilli sur les décombres fumants du bombardement de Klinger, le 10 avril, et renseigné à l’aide d’un minuscule crayon, passé au travers de toutes les fouilles.

Tout au long de la marche, des manifestations de solidarité permirent à des êtres rendus de tenir, de marcher encore et de ne pas être atteint par les tueurs qui suivaient de près, l’arme dégainée. Ce sont ainsi des grappes humaines, pitoyables, qui avancent avec peine, les plus faibles au milieu. Trop souvent, hélas, malgré cet élan de générosité qui fut l’honneur des déportés, c’est la mort qui l’emportera.

Sur de mauvaises routes, les cadavres jalonnent les bas-côtés, recroquevillés ou allongés sur le ventre. La soif – le pire des supplices – domine le froid et la faim quand nous traversons Wittstock de nuit. Nous atteignons un bois déjà fort peuplé, dont le nom sera connu le lendemain, jeudi 26 avril: Below. Les S.S. y ont aménagé un camp provisoire, rectangle de 20 hectares, entourés de fils de fer barbelés, mais dont la délimitation réelle est assurée par le tir à vue des nombreux Posten particulièrement excités par l’approche des troupes soviétiques.

Du 23 au 29 avril, 33.000 déportés, dont 7.000 femmes venues de kommandos extérieurs de Ravensbrück, vont marquer une halte dans ces lieux. Une jungle où s’exerce la loi du plus fort chez des êtres qu’une faim intolérable accule à la démence ou conduit aux pires exactions/. Vols, bagarres, cas d’anthropophagie observés aux abords de la fosse commune où plus de 400 morts ont été enfouis. Ces débordements, ce ravalement, cette négation de la dignité humaine, conséquences directes d’une extrême détresse sont, plus que la mise à mort, le pire des crimes commis par la race des seigneurs.

L’existence d’une infirmerie provisoire – installée dans des granges à Grabow par les S.S. pour pallier des épidémies – n’est pas connue de la masse des déportés, bien que plus d’un millier y seront soignés par des médecins et infirmiers en rayé. Les 132 camarades, dont nous venons d’honorer la mémoire au cimetière de Grabow, y sont morts.

Dans le bois, des groupes se constituent par affinité pour mieux affronter l’adversité. La préoccupation, l’idée fixe, c’est de calmer la soif, la faim et de se protéger du froid qu’entretiennent nos pauvres hardes mouillées par une pluie glaciale. Les pissenlits, les orties, les feuilles les plus basses ont disparu; les herbes et les faines des hêtres, sont devenues rares. Les écorces des arbres sont arrachées, autant pour tenter de se nourrir que pour alimenter un feu. Le tronc dénudé des arbres est gratté pour se procurer une sorte de pâte de bois qui sera ajoutée à la cuillerée de gruau, distribuée le 26, à raison d’une par homme.

Dans les fossés, les eaux ont été polluées à l’extrême par toutes souillures. Ceux qui les utilisent en mourront. S’approcher du seul point d’eau potable dans une ferme à la lisière du bois occupée par les S.S., c’est jouer à la roulette russe, les gardiens en autorisant ou interdisant l’accès au gré de leur humeur souvent meurtrière. Dans le bois, totalement harassés, certains se roulent dans leur couverture et s’affalent sur le sol. Ils ne se relèveront pas. C’est dans ce climat d’épouvante qu’un événement attendu depuis plusieurs jours apporte une lueur d’espoir. La venue de 13 camions de la Croix-Rouge, le 28, est saluée par les vivats, autant pour l’irruption rassurante d’une organisation internationale que pour la distribution forcément insuffisante de colis alimentaires : un pour trois hommes. Cette distribution donne d’ailleurs lieu à de lamentables scènes de pillage que les convoyeurs sont incapables de contenir. Ici, me remonte en mémoire le visage grimaçant de détenus exténués appuyés le long d’un arbre, que des camarades aident à porter à leur bouche de petites galettes qu’ils ont peine à mâcher. La nourriture leur est devenue inutile.


Le dimanche 29 avril, l’Armée Rouge est à 30 kms de Wittstock. Dès les premières heures, le bois est évacué; la marche reprend dans l’immuable direction du nord-ouest, celle de Lübeck. Contrairement à ce qui a pu être dit et écrit, malgré le rôle précieux et irremplaçable qu’à joué la Croix-Rouge en faveur des détenus, durant cette horrible période, et malgré les assurances qu’elle avait reçues des Kolomenführer, après Below comme avant, dans le Mecklemburg comme dans le Brandeburg, les tueries se sont poursuivies. La halte de Below n’a en rien restauré les forces des bagnards. Leurs pauvres muscles – ou ce qu’il en reste – sont tétanisés et chaque pas est un supplice. Les traînards donnent de l’ouvrage aux assassins.

Les lourds chariots S.S., chargés de bagages et de vêtements sont toujours là, traînés et poussés par dix à vingt esclaves encouragés à coups de bottes et de crosses. Rares sont ceux qui ont échappé à cette épuisante corvée.

Le 1er mai – nous l’apprendrons plus tard – les colonnes dirigées vers Ludwigslust ont été libérées par les Alliés à Blievensdorf.

Le plus grand nombre est dirigé vers Crivitz sur des routes encombrées de cohortes de réfugiés et d’unités de la Wehrmacht soumises à des mitraillages aériens. Les colonnes empruntent des chemins à travers bois, également mitraillés mais avec moins d’intensité. C’est toujours, et toujours, la balle dans la nuque qui multiplie les cadavres.

A Parchim, sont enterrées 40 victimes de la marche, parmi lesquelles 22 Allemands; un nombre disproportionné qui laisse penser à une exécution sélective.

Dans cette localité, nous avons été horrifiés par le geste criminel d’un S.S. qui frappa brutalement à la tête une vieille dame qui tendait une cuvette d’eau aux malheureux cheminant devant sa porte. La sauvagerie se déchaînera à Zapel-Ausban où des déportés ont été enfouis dans deux charniers.

La liberté sourira à 18.000 rescapés dans la forêt de Raben-Steinfeld où ils rencontrent les soviétiques.

Passé Crivitz, à l’approche de Schwerin, le mercredi 2 mai, en milieu d’après-midi, dans une indescriptible cohue de réfugiés et de soldats, la garde se relâche, les S.S. disparaissent. Nous franchissons le canal, libres, dans le secteur des Américains qui viennent d’opérer leur jonction avec les Soviétiques.

La baie de Lübeck n’est qu’à 80 kms. Le lendemain, aux mêmes heures, au large du port de Neustadt, se consommera la plus grande tragédie de l’histoire navale de tous les temps, diaboliquement conçue et organisé par les assassins aux abois. L’immense majorité des déportés, qui ont été embarqués sur des bateaux dont le principal est le « Cap Arcona », mourront noyés, brûlés, mitraillés, étouffés, engloutis dans la rade. L’arrivée des premiers chars britanniques arrêtera le massacre.

A Schwerin, comme ailleurs, la libération ne donne lieu à aucun débordement de joie. Trop écrasés de lassitude, toujours tenaillés par la faim, alors que nous demeurons livrés à nous-mêmes, nous ne ressentons qu’un immense soulagement, muet. Libres, de nombreux déportés ne pourront pas échapper à la camarde qui demeure pendue à leurs basques. Et puis, surnage dans les esprits la vision de ces milliers de morts, nos frères, enjambés au long des 200 kilomètres de cette marche hallucinante.


58 ans après, les rescapés du bois de Below ne sont plus qu’une poignée. Dans de courtes années, leur voix se sera éteinte. Or, la mémoire de ce tragique épisode doit être conservée vivante comme une composante essentielle de la mémoire du camp de Sachsenhausen et du crime concentrationnaire nazi. C’est notre volonté; c’est la mission du Mémorial comme celle du Muséum des Todesmarches.

C’est dire ce que fut et ce que demeure notre indignation à la suite de la profanation de ce site, perpétrée dans la nuit du 4 au 5 septembre dernier par de lâches individus. Leur inspiration qui se situe dans le droit fil de l’idéologie national-socialiste a conduit ces voyous à incendier une partie du Musée et à souiller cette stèle de svastikas et des runes S.S. Nous avons été sensibles à la condamnation immédiate de cet acte odieux parles autorités locales et celle du Land ainsi qu’à l’émotion ressentie par la population locale.

Nous voulons exprimer notre chaleureuse gratitude à tous ceux qui, par la spontanéité de leur réaction, ont limité les dégâts causés par cet attentat. Mme ZEIGER, conservateur, le personnel du musée, les pompiers, la police; sans oublier nos jeunes amis allemands qui, par leur dévouement, ont montré, une nouvelle fois, toute la valeur de leur engagement pour la cause de la démocratie et de la liberté.

Nous saluons comme une décision opportune la création d’une organisation des Amis du Bois de Below et du Musée de la Marche de la Mort. Chacun de nous se sent pleinement associé à cette initiative, car elle est une démonstration supplémentaire de notre détermination commune à poursuivre le combat de la Mémoire et à mettre hors d’état de nuire les nostalgiques d’un passé honni.

Parce que nous avons été parmi les victimes les plus douloureusement marquées par la guerre, nous en sommes les opposants les plus résolus. L’un des nôtres, rescapé de Buchenwald, Pierre Sudreau, a pu dire à juste titre, que « la Paix était la plus grande revanche sur Hitler. »

A considérer que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le fracas des armes ne s’est jamais tu, que de multiples conflits, ouverts ou larvés – alimentés par des nationalismes aveugles, des haines religieuses, raciales ou ethniques, des intégrismes d’un autre âge – ont ensanglanté maintes régions du Monde et ont fait des dizaines de millions de victimes, principalement parmi les populations civiles, nous nous interrogeons sur la réelle capacité de l’homme à diriger ses pas et à maîtriser son destin.

Pour nous, clamer du pied de cette stèle emblématique du bois de Below, notre condamnation de la guerre et notre attachement aux œuvres de Paix, c’est signifier notre fidélité aux serments des camps et à la mémoire de nos innombrables martyrs.

Que vive et s’approfondisse l’amitié franco-allemande au service de la Paix dans le Monde et de la Solidarité entre tous les peuples.


Le chant des marais