Entretien avec Jean-Baptiste DUVAL

Le 15 décembre 1999 à BORDEAUX à 15 Heures

Mémoire de Stéphanie Vignaud


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L'étudiante: " Et l'Amicale d'Oranienburg ? Tout de suite ? "

J-B.D :: " Oui. Je vois Chataigné qui est un garçon adorable. C'est un "communard" Chataigné mais il est adorable. On s'embrasse avec Chataigné, on est copain comme tout. Ce n’est pas une raison... J'ai toujours dit pour revenir sur l'histoire que je vous racontais sur Rudy Carius en camp de concentration qui m'avait aidé moralement et matériellement, pas beaucoup mais le peu qu'il m'a donné, c'est énorme. C'est lui qui me lisait mes lettres, qui me faisait mes cartes. Et Rudy Carius qui était un communiste mais un communiste comme on en fait peu, s'il avait eu besoin de se réfugier en France, il pouvait compter sur moi. Moi, étant anticommuniste, j'aurais pris ce garçon même à titre politique, je me serais engagé à fond pour lui sauver la peau. Les idées politiques n’engagent que soi si vous voulez mais n'engagent pas les responsabilités à prendre. Chataigné est un garçon adorable, très sympathique; Ducos charmant. J'ai connu très bien aussi Hème qui était notre président mais qui est mort d'ailleurs. Hème a été notre président de la F.N.D.I.R. pendant des années. Je connais moins Larrère qui est notre président à l'heure actuelle mais en fait, je l'ai vu deux ou trois fois pendant des repas auxquels on participe. Je crois qu'il y a un repas par an de la F.N.D.I.R. et d'Oranienburg-Sachsenhausen. Donc je fais partie de l'amicale de ces deux fédérations. Mais... j'ai toujours payé mes cotisations, mais pendant des années, je n'ai jamais voulu reparler du camp de concentration pendant 40 ans. Et pendant près de 40 ans, je n'ai jamais vu... je payais mes cotisations mais je ne voyais jamais personne. Pour ces anciens, j'étais un inconnu et un jour, à la télévision, j'ai entendu qu'il n'y avait pratiquement que des Juifs qui étaient passés en camp de concentration. On ne parlait que des Juifs, du Génocide juif. D'accord tout ça s'est passé mais on n'a jamais dit qu'il y avait de bons Catholiques et de bons Protestants qui étaient concentrationnaires. Et quand on pense je crois, je ne vais pas dire je crois de bêtise, sur 140.000 concentrationnaires en France, il y avait 65.000 Catholiques et Protestants et 75.000 Juifs. Ils ont été majoritaires par l'horrible, d'accord. Il y a eu trois ou quatre millions de Juifs qui ont été assassinés, brûlés, tout ce que vous voulez, d'accord mais quand ils parlent qu'il n'y avait que les Juifs qui ont traversé les camps de concentration, parce que des camps comme Sachsenhausen valaient Auschwitz. C'était des camps d'extermination. Tous les camps qui avaient des fours crématoires et qui avaient des chambres à gaz étaient des camps d'extermination. Et Auschwitz, c’était la même chose. Moi, je connais des gens qui sont revenus d'Auschwitz, ils ne sont pas morts comme les gens qui sont revenus de Sachsenhausen. Mais à Sachsenhausen je crois, il est passé 200.000 concentrationnaires. A la fin de la guerre, il y a eu 100.000 de morts. A 1'heure actuelle, combien sommes-nous de vivants ? Si on faisait le décompte, 10000, 15000,20000 et encore, je suis peut être très généreux. "

L'étudiante: " A l'heure actuelle, que représente pour vous l'association ? Quel est votre engagement au sein des fédérations auxquelles vous adhérez ? "

J-B.D :: " Je trouve que c'est remarquable. J'ai toujours eu la plus grande admiration pour les gens qui se sont dévoués. Moi, je n'ai pas eu cette volonté. Je n'ai pas eu la volonté de me pencher sur la vie concentrationnaire que je venais de traverser. Je n'ai jamais compris les gens qui sont partis faire des pèlerinages à Sachsenhausen. Je trouve ça impensable. Pour moi, c'est morbide. Je ne peux jamais me pencher dans quelque chose de morbide. Ce serait morbide de revenir dans un lieu où j'ai horriblement souffert. J'en serais malade. Rien que d'y penser, j'en souffre! D'y aller, mais ce serait impensable! C'est pour ça que je n'ai jamais compris... Je vais vous dire quelque chose qui va peut être choquer mes amis; je n'ai jamais compris comment on pouvait donner un petit diminutif à Sachsenhausen: " Sachso ". Mais quand on donne un diminutif à quelque chose, il y a un petit peu de tendresse, il y a un petit peu d'affection, il y a un petit peu de reconnaissance, il y a un petit peu d'indulgence dans le mot de " Sachso " que je ne reconnais absolument pas. Vous ne me verrez jamais entendre parler de " Sachso " ; pour moi, c'est Sachsenhausen. Je n'ai pas compris... Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire. Pourquoi donner un diminutif à une horreur ? Moi, j'aurais donné au contraire un nom encore plus laid et pas un gentil petit nom, " Sachso ". C'est gentil " Sachso ", ça ressemble déjà à une petit voiture qui marche bien " Sachso ". Vous avez une voiture Saxo. Je ne comprends pas. Ce n'est pas dans ma nature. Alors, dans ma nature justement, est-ce une révolte ? Est-ce que je n'ai peut être pas été assez indulgent ? Est-ce que... Et plus tard, j'ai admiré le sacrifice qu'ont fait certains de mes amis pour créer des mouvements de ce genre, créer une fédération. Mais chaque fois que je voyais mes anciens amis, dont je parle dans les débuts, plus maintenant - maintenant c'est tout à fait différent - mais dans les 40 ans que je vous parle c'est à dire de 1945 à 1980 (c'est assez récent), je tombais dans l'horreur. Moi, chaque fois que je voyais un concentrationnaire, je tombais en camp de concentration. Alors c'est pour ça, j'ai toujours donné ce que je devais donner mais je ne pouvais pas donner davantage, qu'on ne me demande pas l'impossible. C'est pour ça que j'ai toujours admiré les gens qui se sont dévoués, les gens qui ont créé ces fédérations, je suis dans la plus grande admiration sur des gestes de dévouement, d'amitié, je ne sais pas... Moi, je ne peux pas. Ce n'est pas dans ma nature. Et je reconnais l'utilité et le fait de nous réunir. J'ai mis très longtemps à me réunir à eux. D'abord, j'ai été pris aussi par une vie professionnelle intensive, j'ai eu beaucoup... Je ne cherche pas d'excuses, mon caractère est ainsi fait. Mais, étant directeur commercial de grandes sociétés, j’avais beaucoup de responsabilités, j'avais beaucoup de travail et je me suis toujours donné à fond dans mon travail. Donc, j’avais ma vie professionnelle, j’avais ma vie personnelle, j’avais aussi ma vie amicale, j'avais des amis. Ce qui faisait que je n'étais pas proche d'eux. [silence] J'avais peut être trop souffert pour cela. Je ne me reconnaissais pas en eux. C'est terrible de dire cela mais c'est un peu ça, chacun ses défauts. C'est un défaut. Je n'ai pas eu la qualité justement de me pencher sur le retour de mes anciens camarades. J'ai admiré cela mais je ne pouvais pas le faire. J'en souffrais. J'en souffre encore un peu. Quand je vois Ducos et quand je vois Chataigné, avec l'âge, je m'attendrirais facilement. Je n'irais pas jusqu'aux larmes mais je suis malheureux. Bon, on arrive à rire, on plaisante, il faut sortir de cela mais mon premier geste, c'est le coup qu'on reçoit dans l'estomac. Il y en avait d'autres au contraire qui tentaient de se rapprocher. Je suis peut être un individualiste. Je suis un individualiste né. J'aime le monde mais je n'aime pas la... J'ai toujours... et pourtant Dieu sait si j’en ai souffert parce que j’étais pensionnaire au collège, j’ai fait le service militaire, la guerre, le camp de concentration, je déteste la collectivité. C'est pour ça que je n'aime pas le Socialisme qui est basé sur le collectivisme. Je déteste - je vais employer un mot horrible - la "populace" dont je fais partie à partir du moment où nous sommes plusieurs. Ce n'est pas péjoratif chez moi ce terme là mais la " populace ", c'est un ensemble d'individus. Je me suis... si je vous disais que dans ma vie concentrationnaire, je suis resté seul pendant 28 mois, c'est horrible. Même Christian Chabanon, je n'avais pas les mêmes idées que lui, je n’avais pas le même milieu, je n'avais pas la même éducation, je n'avais pas les mêmes principes. Moi, j'ai été élevé par des prêtres, lui ne connaissait même pas ce qu'était la religion. Il y avait un tas de choses qui nous séparait. C’était un " titi " parisien un peu, un garçon qui m’a... on se rendait service mutuellement mais ce n'était pas un ami. C'était quelqu'un que j'avais rencontré en camp de concentration, c'est tout. Je l'ai revu après mais il n'y avait aucune affinité entre nous. Je suis resté seul pendant 28 mois dans cette multitude. C'est affreux, affreux ! Parce que dites-vous bien en camp de concentration... je ne sais pas si on vous a parlé beaucoup de l'amitié ou de la camaraderie en camp de concentration. Moi, j’en doute au point auquel nous étions arrivés. Il ne faut pas poétiser la chose maintenant. Mais pour un bol de soupe, il y a des gens qui vous auraient renié; pour un morceau de pain, il y a des gens qui auraient raconté n'importe quoi sur vous. Il fallait se méfier de tout le monde. Moi, j'ai eu... effectivement, j'ai eu des amis comme Dupin, comme Dufau mais c'était très relatif. Il n'y a eu aucune entraide, même morale. Qu'est~ce que vous voulez qu'on pouvait s'entraider en camp ? On ne pouvait pas s'entraider. Il n'y avait aucune base sur laquelle on pouvait s'entraider. On ne pouvait pas se donner du pain, on ne pouvait pas soigner quelqu'un, on ne pouvait... Même sur le plan moral. Les prêtres n'étaient pas avec nous, les prêtres étaient dans des cellules spéciales en camp de concentration. Pourquoi ? A cause de ça, ce de que je vous dis. La communication ou la camaraderie en camp de concentration, elle a existé mais il ne faut pas l'exagérer. Les gens qui montent ça en épingle, c'est faux ; du moins, moi je ne l'ai pas connu. Et si je l'ai connu, c'est à de rares exemples mais ce n'était pas un ensemble. On ne peut pas dire que tous les Français étaient réunis, prêts à faire front, c'est faux. Il y a des Français à qui je ne me serais jamais confié. Quand j’ai eu ce document entre les mains, il fallait que j’aie une confiance énorme en Christian Chabanon et Nick le Hollandais pour l'avoir entre les mains parce qu'imaginez-vous que le... que le garçon soit parti en courant, en disant: " Voilà ce qu'on a apporté! " Mais ce garçon, on lui aurait donné de la soupe, on lui aurait donné du pain, les S.S. en auraient fait un héros. Il fallait se méfier de tout le monde. Moi. je me méfiais de tout le monde sauf de mes gens de proche comme Fouillard, comme Chabanon ; Dupin, Dufau, je les ai mal connus parce qu'ils sont arrivés un an après moi. C'était tout à fait différent, on avait déjà plusieurs mois de vie de concentration derrière nous. Donc on était déjà peut être un peu blindé. C'est possible. Si, on a eu des gestes. Moi, j'ai eu la chance d'avoir un pull-over qui était en " rabiot ", je l'avais de trop. Je l'ai donné je me souviens à Dupin - je ne sais pas - ou à Dufau, je ne sais plus lequel. I1s étaient ravis, ils n'avaient pas de chandail. Ce n'était pas un geste.. c'était un geste normal chez moi, ce n'était pas un geste tellement de camaraderie ou d'abnégation, il fallait que je le fasse. Il n'y avait aucune raison que je garde ce chandail au fond de ma paillasse, qu'il ne serve à rien; autant le donner à quelqu'un d'autre. Je l'aurais donné à n'importe qui aurait eu froid. Non. Résister, je n'ai pas eu tellement cette chance sauf avec un ou deux, c'est exact; mais pas en groupe. Le groupe était exclu en camp de concentration. Ca, je suis affirmatif ou alors, j'ai vécu différemment des autres, c’est possible. C’est vrai que... les Kommandos étaient différents des Kommandos comme on voyait... c'est là la vie que j'ai eue... des Kommandos comme Klinker ou tant d'autres, c'était différent. Pourquoi il y avait des Kommandos de masse où ils étaient toujours ensemble ? Tandis que moi, j'ai toujours été dispersé. C'est pour ça que je n'ai jamais eu cette chance d'avoir une camaraderie de masse. J'ai fait plusieurs Kommandos donc j'étais dispersé, j'étais dispersé parmi des Russes et des Polonais. Donc, j'avais une certaine retenue. Je n'ai jamais communiqué assez longtemps pour pouvoir me faire des camarades, à part Christian Chabanon et Fouillard, c'est tout. Le reste... Un jour, on était par ci; l'autre jour, on était par là tandis que vous aviez des Kommandos fixes tel que Klinker, tel que Dora, voyez des " machins " comme ça où ils travaillaient tous toujours au même endroit. Alors, ils finissaient pas faire groupe, par s'entendre C'est ça la camaraderie peut être. Moi, je n'ai pas connu ça parce que j'étais trop dispersé. "

L'étudiante: " A partir du moment où vous avez décidé de parler de votre déportation, est-ce que vous avez fait des écrits ? "

J-B.D :: "J'ai toujours dit une chose: il y a tellement de gens qui ont écrit, pourquoi voulez-vous que j’écrive moi-même ? Pour raconter mes petites histoires dont tout le monde se moque. Désabusé ? Possible que je sois désabusé. Mais quand on a écrit un livre comme L'univers concentrationnaire de David Rousset qui est un livre remarquable, qu'est-ce que vous voulez faire d'autres ? Mon autobiographie ? Même mes enfants, ça ne les intéresse pas. Je n'ai jamais parlé de ma vie concentrationnaire à ma famille, jamais, ni à mes enfants, pendant 40 ans. Mes amis intimes ne m'ont jamais questionné sur ma vie concentrationnaire et je ne leur en ai jamais parlé. Parce qu'il y a des choses dont on ne peut pas parler. Dans des réunions, ça m'est arrivé, rarement... peut être en 40 ans, mettons 4 ou 5 fois. Les gens faisaient cercle autour de moi et j’ai raconté. Bon. Pourquoi je l'ai fait ? Parce que j'estime que j'avais tort de ne pas en parler pendant 40 ans. Il y a des choses dont il faut savoir parler, non pas à titre de revanche mais pour que ces choses ne se renouvellent pas. Or malheureusement, je dis que tant qu'il y aura des hommes sur terre, toutes ces atrocités se renouvelleront. Regardez ce qui se passe à l'heure actuelle: Kosovo, en Russie. C'est atroce. On parle au chaud, tranquillement, décontracté mais il y a des femmes et des enfants qui meurent de froid et de faim sous les bombes, dans des atrocités... Vous ne savez pas ce que c'est le malheur, je vous souhaite de ne jamais le traverser, mais c'est épouvantable d'avoir été malheureux comme nous avons été malheureux, comme le problème des personnes déplacées en Europe Centrale. Vous avez des millions de gens que ce soit en Russie, que ce soit en Europe Centrale, que ce soit sous le temps de Staline, que ce soit sous le temps d'Hitler, qui ont été déplacés de gauche et de droite, qui ont tout perdu que ce soient leurs enfants, leur famille, leurs biens, leurs animaux auxquels ils tenaient. C'est atroce. Je ne voudrais pas vous rendre malheureuse mais il est heureux que des gens comme vous qui n'ont pas traversé le malheur ne le ressentent jamais. Et je souhaite que vous ne le ressentiez jamais. Il y a tellement de gens malheureux et c'est là où je me penche sur 1'Humanité. Combien de fois on fait du bien ? Mais on ne le dit pas quand on fait du bien. Ce sont des gestes que le malheur nous a appris à faire. Mais, d'un autre côté, c'est pour ça que moi-même, je n'ai pas fait grand chose pour la fédération, pour nos fédérations parce que ça, c'est autre chose, c'est tout à fait différent. La communication entre nous elle reste sur le plan mondain, sur le plan professionnel et sur le plan corporatif, ce geste d'entente pure, profonde... C'est ma nature, je suis un individualiste. Voilà. Mais, sachez une chose: de toute cette moralité, je ne suis pas un désabusé, j'ai toujours eu la chance d'être très heureux après avoir traversé cette épreuve, cette expérience. Je dis que même j'ai eu la chance inouïe d'avoir traversé une expérience de cette importance parce que ça fait de moi un homme. Je dirais qu'on ne craint plus la mort. Si vous pensez qu'en camp de concentration, je n'ai jamais pensé à la mort, c'est quand même curieux. On la côtoyait journellement. Moi, j’ai vu beaucoup de mes camarades morts du typhus à côté de moi, morts du typhus. J'aurais pu avoir le typhus, je ne l'ai jamais eu. J'ai une chance extraordinaire. La plupart des gens comme Ducos, Chataigné, comme moi qui sont revenus de camp de concentration, ce sont des gens qui ont eu une chance énorme, fantastique. J'ai toujours dit en riant: j'ai gagné au Loto tous les jours pendant 28 mois. Cela fait combien de jours ça ? J'ai gagné au Loto tous les jours parce que tous les jours, en camp de concentration, vous pouvez mourir: un coup mal placé, une bêtise, d'avoir ramassé de la farine par terre, c'est à la suite de cela que j'ai été schlagué, j'aurais pu être pendu. On m'a dit: " Tu seras pendu! " J'aurais pu être pendu, pourquoi pas ? .

Voilà. A la suite du décès de Christian Chabanon, survenu en 1991, je joins la photocopie d'une lettre que j’ai adressée à Elise, son épouse, relatant cet évènement. "

L'étudiante: " Merci. "