Entretien avec Jean-Baptiste DUVAL

Le 15 décembre 1999 à BORDEAUX à 15 Heures

Mémoire de Stéphanie Vignaud


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L'étudiante: " On parlait de la " marche de la mort ", des colonnes... "

J-B.D :: " Et bien la " marche de la mort " s'est bien passée pour moi puisqu'au fond, je me suis évadé deux fois: la première fois, ça a raté; la deuxième fois, ça a réussi. La première fois, j’ai été récupéré par une sentinelle allemande qui m'a raccompagné. J'avais échoué dans une grande ferme. J'ai été décelé par l’odeur par un chien. On a appelé la colonne qui se trouvait pas loin de là d'ailleurs. Qu'est-ce que j'avais fait ? On ne pouvait pas courir, on ne pouvait pas marcher, on était dans un état lamentable. Le S.S. m'a ramené derrière moi. Je me suis dit: il va m'achever au coin du chemin d'un coup de mitraillette. Et non, miracle! Il m'a ramené tranquillement dans la colonne comme un mouton égaré. C'est terrible! Il aurait dû m'achever! J'étais certain d'être achevé. Mais non. Et la deuxième fois, je me suis évadé dans la nuit du 2 au 3 mai avec mon ami Jean Fouillard auquel je pense souvent et que je n'ai plus jamais eu la chance de revoir, dans des conditions... bonnes conditions: on s'est caché dans une cabane au fin fond des bois, on s'est évadé la nuit, ça s'est bien passé. Personne ne nous a vu. Et vers le matin, on entend du bruit, une charrette passait : un prisonnier de guerre français. On l’a appelé. Il est venu vers nous avec méfiance. On avait de telles... une allure tellement bizarre. Finalement, il a... il nous dit: "Ecoutez, vous restez là tranquillement pendant une heure ou deux heures. Je reviens vous chercher. " Et pendant ces une heure ou deux heures, j’ai eu la trouille que ce prisonnier de guerre français n’ait pas eu confiance en nous et nous donne aux Allemands. Et non! C’était un brave gars qui nous a ramené alors dans un Kommando de prisonniers de guerre français où alors là, cela a été la joie: cigarettes... Et nous avons été libérés par les Russes. On a vu une bande de Russes arriver à cheval, plus ou moins bien habillée, mitraillettes au poing, qui violait toutes les filles depuis l'âge de 10 ans jusqu'à l'âge de 80 ans. Ils s'en foutaient pas mal de l'âge pourvu qu'ils prennent leur plaisir. Mais, ils ne lâchaient jamais la mitraillette. Ils tenaient la mitraillette de la main gauche et de la main droite, ils forniquaient. Incroyable! Alors les Russes venaient à nous, on était en rayé, ils nous disaient : " Voilà une mitraillette et quand tu vois un S.S. : TAC, TAC... Tu les tues. " Franchement, je n'ai jamais tué un S.S. Pourquoi ? J'aurais peut être pu tuer des S.S. qui m'avaient fait souffrir mais un S.S. qui ne m'avait pas fait souffrir, ce n'était pas pensable que je me range au même niveau que cette bande de " salauds ". Je n'étais pas descendu quand même... Ils ne nous ont jamais réduit à l'état de bêtes. Donc ce n'était pas à ce moment là que j'allais me conduire comme un " salopard ". Donc, j'ai pris la mitraillette dont je ne me suis jamais servi. Mais par contre, ils m'avaient confié pas mal de conserves qu'ils avaient volés eux-mêmes dans des fermes et ça m'a permis de manger des confits, ainsi de suite... Je me souviens d'une histoire qui était assez amusante. Je me trouve dans une ferme et je vois un coq superbe passer. Je n'avais pas mangé de poulet depuis trois ans... Je l'ai eu, je me jette... On était encore maladroit, on n'était pas très costaud. Je l'attrape, je tombe sur une flaque d'eau et je ne lâche pas mon coq. Et bien, si j'ai bonne souvenance, je crois que j'ai dû le manger presque vivant. On l’a plumé, mal plumé. Il y avait encore des plumes partout. On l’a fait rôtir. Mais je crois qu'il n'a pas fini d'être rôti que j'étais en train de manger une aile ou une cuisse que j'avais arrachée je ne sais pas comment parce qu'une chair de poulet qui n'est pas cuite, ça ne vient pas comme ça. Et dans notre Kommando justement, dans notre retrait vers Parchim, dans la "colonne de la mort", j'ai aussi une histoire fantastique. Je vois dans un pré un cheval attaché. Pourquoi il était attaché ce cheval ? Je ne sais pas pourquoi. Mais j'ai vu toute une bande de Russes, ils étaient 30 ou 40 qui faisaient partie de notre colonne, se jeter sur ce cheval, le maîtriser et ils l'ont " bouffé " vivant. Je crois, d'après mes souvenirs, que j'ai dû goûter au sang chaud de l'animal. J'en avais besoin, j'avais besoin de ça. Je n'ai pas mangé pas de chair mais au sang qui coulait des blessures que les Russes lui avaient fait. Il était certainement mort à ce moment là mais il y avait encore du sang chaud qui coulait. Je crois avoir bu... J'ai un très vague souvenir. Mais ce que j'ai mangé aussi, ce sont des limaces. Ce n'est pas si mauvais que ça une limace quand on a très faim, comme un escargot. C’est cru mais enfin ça passe bien: Des pommes de terres crues, ça passe moins bien les pommes de terre crues, ce n'est pas fameux. Alors ce sont des anecdotes là de ce parcours vers .. Parchim. Je ne sais plus à quel endroit je me suis évadé, je ne me souviens plus le nom. Et c'est là où les prisonniers de guerre français nous ont pris. Comme les Russes n'avaient aucune instruction concernant ni les prisonniers de guerre français, ni les concentrationnaires que nous étions parce qu'ils ne nous connaissaient même pas, on est parti en colonne où on a pris avec nous deux petites jeunes filles de votre âge, deux petites Allemandes, adorables, mignonnes comme tout, qui sont venues à nous, se réfugier dans ce Kommando de ferme en disant: " Voilà. Nous sommes Allemandes. On voudrait qu'on passe Françaises. " Elles sont parties avec nous comme Françaises. On n'a pas abusé d'elles. On a vraiment été des chevaliers servants. On les a remises entre les mains des Américains, on les a nourri, on a été aimables avec elles, on aurait pu se précipiter comme des sauvages et les violer... Absolument pas. On s'est conduit vraiment en grands seigneurs. Ont-elles le souvenir de ça ces jeunes filles si elles sont encore vivantes ? Je ne sais pas. Mais c'est grâce à nous qu'elles sont vivantes et qu'elles sont parties en Amérique certainement. Petit détail. C'est pour vous prouver que des chevaliers, même quand ils sont dans de telles conditions, sont encore galants, les Français! Voilà. C'est à peu près tout comme anecdotes sur ce parcours qui a été long, pénible parce que c'est très long de faire 100-150 kilomètres à pied dans les conditions dans lesquelles nous étions, sous la pluie parce qu'il pleuvait, mouillés, transis de froid. On a quand même survécu à tout cela. C'est pour ça que je dis toujours: il n'y a pas de limites chez l'être humain. C'est extraordinaire. Là où l'animal se couche, l'homme résiste encore ! D'ailleurs, il y avait un aviateur célèbre qui avait échoué dans les Andes à la suite d'un accident d'avion, qui a dit: " Ce que j'ai fait, aucun animal n'aurait pu le faire! " Traverser les glaciers avec la faim, le froid, à des altitudes extraordinaires, qui est revenu à la civilisation dans la vie moderne en mauvais état mais qui est revenu vivant. Aucun animal n'aurait pu le faire, c'est exact. "

L'étudiante: " Alors après ce sont les Américains qui vous ont reconduits?"

J-B.D :: " Les Américains nous ont pris en charge et nous ont mis sur des plateaux de chemins de fer, pas dans des wagons, sur des plateaux. Et nous avons traversé comme ça toute l'Allemagne, la Belgique, la France pour accéder à l'hôtel Lutétia à Paris le 18 juin 1945 où moi, j’ai subi des contrôles médicaux mais très légers. Je n'ai pas su que j’étais tuberculeux. J'ai repris ma vie normale. J'ai travaillé pendant des années où j’étais malade, très sérieusement malade. J'ai eu de très gros ennuis mais pas de tuberculose. Et un matin, je n'ai pas pu me lever de mon lit, j'avais 4,6 de tension. La tension à 4 est pratiquement indécelable. Alors, je n'étais pas réformé du tout. On m'a présenté au conseil de réforme comme ça, dans cet état, au bout de quelques jours. Là, l'Etat français a été assez exceptionnel pour nous. Je suis très reconnaissant à la France d'avoir reconnu qu'on avait terriblement souffert même encore à l'heure actuelle où quand on passe en aggravation pour une maladie, ils reconnaissent la vérité pourvu que ce soit la vérité. Je n'avais aucun certificat médical pour le centre de réformes, je me suis présenté de moi-même comme ça. C'est le centre de réformes qui m'a donné les taux de pension auxquels je suis arrivé. A 1 'heure actuelle, j’ai 100 % + 60 degrés de pension parce que j’ai passé de très mauvais moments dans ma vie. Pour en arriver à cela, ce n'était pas dans les premiers mois de retour. On m'avait appris que dans ma famille, on ne se faisait pas réformer quand on était un homme. Donc, je ne suis jamais passé devant un conseil de réformes jusqu'à une certaine date. Pendant des années, je n'ai pas été réformé puisque j'ai failli mourir à ce moment là. On m'a réformé. Parce qu'il y a des principes d'une certaine classe d'individus... idiots d'ailleurs, des principes idiots. "

L'étudiante: " Et vous vous êtes remis à travailler au bout de combien de temps ? "

J-B.D : "Très vite. Très vite. Je suis resté pratiquement à... Mes parents, mes parents n'ont jamais réalisé ce qu'on avait traversé. Mes parents n'ont jamais réalisé par où j'étais passé. Mais comme c'était des gens qui avaient une vie très large puisqu'on habitait une propriété à douze kilomètres de Bordeaux, on avait 70 hectares de propriété agricole, de bois, ainsi de suite... très près de Bordeaux, où je me suis refait au point de vue santé. Je suis resté près de six mois à me reposer soit dans la propriété de mes parents, soit au Cap Ferret, soit à Arcachon. Mon père était très ami avec le Docteur Bosc qui était un neurologue très célèbre à cette époque à Arcachon qui m'avait mis dans une maison de repos où je me suis refait une santé. J'ai mis quand même six mois pour me remettre, ce que je croyais m'être remis mais tout cela c'était très superficiel. Je n'ai jamais eu... c'est très curieux. Certains ont eu la chance d'avoir un contrôle approfondi, moi jamais. Pourquoi ? Je me souviens, c'est à Charleville je crois qu'on avait passé un contrôle médical, une radio. Est-ce que j'ai passé la radio ? Je ne m'en souviens plus. Mais je n'ai jamais eu vraiment, même à l'hôtel Lutétia, de contrôle approfondi de santé ce qui fait qu'après quelques années de travail intensif parce qu'il fallait se faire une situation après guerre, ce n'était pas facile, il fallait se battre. Donc quand je me suis fatigué, je suis allé au-delà du peu de forces qui me restaient. Pourtant, je me sentais bien. Forcément que je me sentais bien: j'étais un homme libre, je mangeais à ma faim, j'étais un homme heureux, j'étais marié, j'avais des enfants déjà. J'avais tout pour être heureux. Mais je ne savais pas que j'étais atteint aussi sévèrement. J'avais une millière. J'avais au poumon gauche ou droit - je ne me souviens plus lequel maintenant - cent points de riz qui étaient autant de problèmes d'infection. J'étais en train de mourir de ce qu'on appelait autrefois d'une phtisie galopante mais chez moi, elle ne galopait pas. Elle trottait à petits trots. Cela prouve que j’avais une résistance terrible. Je me battais encore! Il y a des limites à cela et un jour, je me suis effondré avec 4,6 de tension. A ce moment là, j'ai pris un accord avec mon phtisiologue qui était le Docteur Philippe Martre qui est un excellent médecin. Je lui ai dit: " Si vous m'envoyez en clinique, je suis un homme foutu. Si vous m'envoyez dans un sanatorium, je suis un homme foutu. Alors, je vais prendre un accord avec vous: pendant tout le temps qu'il faut que je me soigne, je prends l'engagement de me coucher tous les soirs à mon entrée de bureau, à 7 heures je suis au lit jusqu'au lendemain matin 8 heures et tous les week-end du samedi midi au lundi matin, je reste au lit." J'ai fait ça pendant deux ans avec le Rimifon, le B.P.A.S., la Streptomicine qui m'a rendu d'ailleurs un peu sourd parce qu'on ne savait pas évaluer à cette époque, on dosait très mal la Streptomicine. Ca m’a atteint à l’oreille gauche mais ça m’a sauvé. Au bout de deux ans, même bien avant, j'avais les poumons d'un enfant qui venait de naître. C’est incroyable. Et je suis... tous les ans, je passe une radio depuis des années, des années. Effectivement, j’ai de grosses opacités des poumons, j'ai des scléroses importantes provoquées par mes tâches qui sont restées, qui étaient des millières à l'époque. Ca laisse des traces effectivement. Mais je n'ai jamais plus été contagieux, je n'ai jamais plus été malade comme je l'avais été à ce moment là. Je peux me considérer comme pratiquement guéri à l'heure actuelle mais j'ai mis des années pour ça. Alors j'ai évité le sana, j'ai évité la clinique, j’ai évité tout ça et le docteur m'a suivi, il venait presque toutes les semaines. Mais ça s'est très bien passé, je remplissais mes engagements. Je me reposais comme il fallait que je me repose mais je n'avais pas perdu mon métier, j'étais directeur commercial dans différentes sociétés et je savais très bien que si je perdais ma situation, j’étais un homme fini. Il fallait que je tienne. Je ne pouvais pas me permettre. D'abord, j'avais des charges, une famille, j'avais déjà trois enfants, une femme, il fallait que je tienne coûte que coûte. Donc il fallait tenir et j'ai tenu comme en camp de concentration mais alors la vie était bien plus douce. [ rires] Voilà. "

L'étudiante: " Avez-vous fait partie immédiatement d'une association d'anciens déportés ? "

J-B.D :: " Oui, à la fédération, à la F.N.D.I.R. et non pas la F.N.D.I.R.P. qui était un - attention, cela a dû évolué - qui était au départ un mouvement de gauche et comme j'ai toujours été un anti gauchiste et que j’ai le courage de mes opinions, j'ai toujours eu le courage de mes opinions. Il n'y a pas de raison que je cesse malgré mon âge. J'ai fait partie de la F.N.D.I.R. qui était un mouvement qui me semblait beaucoup plus libéral, beaucoup plus décontracté politiquement. On ne faisait pas de politique, on n’en parlait pas mais on se comprenait quand même entre nous.