Entretien avec Jean-Baptiste DUVAL

Le 15 décembre 1999 à BORDEAUX à 15 Heures

Mémoire de Stéphanie Vignaud


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L'étudiante: " Et dans le camp-Kommando de Lichterfelde, y avait-il une organisation clandestine résistante à l’Allemand, comme il y a pu y avoir à Heinkel par exemple ? "

J-B.D :~ : " Non. Mais à Sachsenhausen. A Sachsenhausen, j'ai eu un Hiiftling rouge allemand qui est venu vers moi et il me dit: "Tu sais te servir d'une mitraillette ? " Alors, je dis: " Peut être pas d'une mitraillette mais comme je sais me servir d'une mitrailleuse Browning puisque je suis allé sur les Potez 25 où j'étais mitrailleur, j'ai tiré à balles réelles sur des Biroutes entraînés par d'autres avions. C'était à balles réelles qu'on tirait. " J'ai dit: " Oui. J'ai été formé. Je sais démonter les yeux... les yeux fermés, je peux démonter une mitrailleuse. Alors, pourquoi pas une mitraillette ? " lui me dit: " Bon. C'est bon à savoir. " Et je n'ai jamais eu de suite parce que je sais qu'il y a eu une résistance à l'intérieur de Sachsenhausen où les gens qui étaient... je ne sais pas si ce n'était pas dans des Kommandos comme Klinker ou d'autres où ils arrivaient à fabriquer pièce par pièce des mitraillettes ou des revolvers. Mais, je n'ai pas su tout ça sur le moment. J'ai su ça plus tard. Mais à Lichterfelde, non. A Lichterfelde, nous n'étions pas nombreux, nous étions 1.500 je crois. C'était un tout petit Kommando et ce Kommando pour moi qui avait toute 1'horreur du camp de concentration, on avait... pas les qualités - les camps de concentration n'avaient pas de qualité - mais on avait certains avantages: c'est qu'il était plus familial si on peut employer ce terme qui me semble... Etant plus petit, l'horreur était moins grande. Mais, le danger, c'est qu'on était plus proche des Vorarbeiter, du chef de camp et des S.S, tandis que Sachsenhausen, le camp-mère, étant plus vaste, on avait une sensation de plus grand isolement si on peut employer ce terme là. Lichterfelde avait le défaut de ces qualités. On était trop bien surveillé puisque je me souviens, dans les premiers mois de Lichterfelde, on rentrait dans les baraques et on en sortait coups de goumi. Vous avez les chefs de ce camp qui se mettaient à gauche et un autre à droite, un de ses coéquipiers avec ce genre de bâton-caoutchouc là, et pour nous faire accélérer, ils tapaient dessus, sur tous ces pauvres bougres que nous étions comme des moutons pour nous faire accélérer, trébucher, tomber et nous taper encore dessus d'avantage. Alors moi, j'avais compris le système: il ne fallait jamais passer au milieu de la cohorte, il fallait passer contre celui qui tapait parce qu'on ne peut pas taper contre quelque chose... Alors j'évitais comme ça pas mal de coups mais j'en ai reçus quelques uns. Et puis, ça s'est estompé au bout de quelques mois. Je dirais que le camp de concentration s'est radouci nettement à partir du début de 1945, un peu vers la fin de 1944. Pourquoi ? Je vais vous faire part d'une chose dont peu de gens ont su. Il y avait peu de Juifs avec nous mais il y en avait. Il était passé un avis comme quoi, un avis oral -" téléphone arabe " -comme quoi il était interdit de schlaguer les Juifs à cette époque là. Mais les bons Catholiques que nous étions, on y passait. On ne parlait pas des bons Catholiques. Les bons Catholiques eux avaient droit à la schlague. Alors est-ce par l'horreur du génocide juif qu'arrivé à une certaine époque, ils ont eu tous la trouille, une trouille qui leur a pris... Ils ont changé complètement de mentalité. La preuve que je vous ai donnée avec ce S.S. qui me dit " Mais si tu es fatigué, tu te reposes. " Quand ce même S.S. m'aurait bastonné parce que je ne travaillais pas assez vite. Ce même S.S. me faisait mordre par les chiens. Les S.S... . moi j'ai vu à l'époque quelque chose d'horrible dont je veux en donner la preuve, dont peu de gens ont dit: on avait toujours un Mützen - le Mützen, c'est le petit béret rayé - je l'ai vu de mes propres yeux, c'est une chose épouvantable, une sentinelle dans un Kommando pour avoir huit jours de vacances vous prenait le Mützen, le jetait en dehors de la distance qu'on ne devait pas traverser. Quand le bon bougre allait se baisser pour ramasser le Mützen à 50 mètres de là où il était, il l'abat d'un coup de fusil! Huit jours de vacances! Mais si le poste, la sentinelle me l'avait fait à moi, il m'aurait tué sur place certainement. Je ne serais jamais allé chercher le Mützen. Et ça se produisait ça... et je vous parle moi... en avril-mai 1943. Et ça ne s'est plus revu après. Il y a un radoucissement notoire des camps de concentration au fur et à mesure que les Allemands perdaient la guerre. Ils ont eu la trouille. Ils ont eu la trouille de l'horreur qu'ils avaient fait, qu'ils avaient réalisé. Ils ont eu la trouille des morts qui étaient à leurs " basques ". Et c'est pour ça que les camps de concentration ont changé de mentalité. Il y avait la même horreur... Parce que pour vous décrire le climat d'un camp de concentration, il faut y avoir vécu. Le plus épouvantable, c'est peut être pas tellement les sévices, mais c'est le climat par lui-même. Imaginez-vous un camp de concentration électrifié, entouré de miradors, avec jour et nuit la chair des pauvres bougres qui brûle dans le four crématoire. Tout ça, ça sent comme le cochon brûlé. Et certains jours, vous avez une espèce de brouillard donné par les pellicules de cendres provoquées par l'incinération de ces corps. Alors, s'il y a du brouillard, c'est pire! Imaginez-vous ça! Imaginez-vous tous ces camps avec des clôtures électrifiées ou quelque chose d'assez impensable: vous aviez des massifs de géranium avec des têtes de mort tous les 10-15 mètres. Il suffisait de mettre la main sur la clôture pour en finir. Et je l'ai vu plusieurs... j'ai failli le faire, j'ai tendu la main à un moment donné pour en cesser. C'était épouvantable. Je ne pouvais plus vivre dans ces conditions là. Je n'ai pas eu le courage d'aller au bout... [silence] Et j'ai bien fait finalement parce que j'ai quand même pas mal vécu après. Le climat par lui-même, c'était quelque chose d'assez atroce, le froid, tout ça... C'est impensable. On ne peut pas le réaliser! Les tortures par elles-même on les réalise, on réalise quand on est battu, quand on est pendu. Mais ça! Jour et nuit, sentir cette odeur de cochon grillé et de voir ces cendres qui tombent du ciel... C’est épouvantable! J'ai poussé des chariots de corps vivants au four crématoire - ils m'ont fait faire ça - des chariots qui venaient du Revier, de corps... Le doigt de pied qui bougeait. Cliniquement, le corps était mort mais il y avait encore de la vie puisque j’ai vu des bouts de pieds bouger. Et tout ça allait au crématoire. Ils m'ont fait pousser des chariots de corps nus qui allaient au four crématoire. Incroyable! Et je l'ai fait! Pourquoi ? Parce que si je ne l'avais pas fait, on m'aurait envoyé vivant au four crématoire. Le moindre geste de révolte... C'est là qu'ils ont commencé à faire de nous des " Stucks. " [silence]

L'étudiante: " Pouvez-vous me parler de l'évacuation du camp, de la "marche de la mort" ? "

J-B.D :: "Et bien, nous avons été évacué je ne sais plus quelle date. Je ne me souviens plus quelle date. Ce sont des dates que j’ai oubliées. On a été évacué. On nous a donné une boule de pain et avec ça, on a fait 150 kilomètres à pied, jour et nuit. La nuit, on couchait dans les bois avec... nous avions deux couvertures sur le dos si je me souviens bien. Et on a tenu, on a tenu malgré cela parce qu'il fallait tenir ou c'était la mort. C'était ça ou la mort parce qu'on avait la preuve que les gens qui n'avaient pas pu tenir étaient fusillés sur place... Les corps... moi j'ai vu plusieurs de mes amis, que je ne connaissais pas d'ailleurs mais enfin qui faisaient partie de notre colonne, étendus dans le fossé à la suite d'une... trop malades pour continuer. Ils ne laissaient pas de preuves vivantes derrière eux. Alors, cela dépendait de la colonne. Il y avait des colonnes qui étaient plus ou moins bien dirigées. Moi, j'ai eu la chance d'avoir une colonne qui était dirigée par un officier S.S. qui parlait un peu italien, un peu français et qui disait toujours: " Avanti ! Avanti ! " Je me souviens de cela. C'est assez... assez drôle. Mais qui n'était peut être pas un méchant bougre puisque la plupart de ces postes ont fini par s'évader au dernier moment. Mais ce qui est le plus dangereux, c'est qu'il nous tuaient quelques fois pour prendre nos vêtements. Et ça je ne sais pas si on vous l'a raconté ça. Ils nous tuaient pour prendre nos vêtements. (silence] Et moi quand je suis revenu à Bordeaux, je ne sais pas ce qu'ils ont fait de moi, il y a eu quelque chose d'assez moche. Il y a eu des commissions qui étaient faites et qui passaient au contrôle tous les concentrationnaires que nous étions, on y est tous passé. On se trouvait devant l'aréopage d'individus, sur une tribune, comme un tribunal. C'était un tribunal! Ils étaient 5 ou 6. Ils nous contrôlaient pour savoir si on était vraiment passé en camp de concentration, nos histoires, ainsi de suite... pour savoir si nous étions des vrais ou des faux concentrationnaires. C'était moche pour les vrais que nous étions. J'ai même été excédé à un moment donné, j’ai dit: " Mais ça se voit que vous n'avez pas été en camp de concentration pour poser de telles questions. " Ils m'ont posé par exemple une question suivante: " Vous avez dû connaître Cornu ? Mais si, vous avez connu Cornu, il était avec vous. " Si j'avais répondu OUI, j'aurais été un faux concentrationnaire parce que Cornu, je ne l'avais pas connu. Mais attention, j'avais connu Corne et ça je leur ai dit: " Je n'ai pas connu Cornu, j'ai connu Corne. " Je n'admettais pas. Ils ont fait ce que j'avais fait. Je m'étais engagé pour la durée de la guerre. J'ai fait de la Résistance. Je suis resté en camp de concentration comme un homme. Je n'ai fait aucune vilenie, je n'ai pas volé, je n'ai pas mouchardé. Je suis resté un homme. J'ai souffert comme un homme. Je n'ai jamais descendu la première marche de toute ma vie. Je ne me serais jamais permis de descendre la première marche parce que j’aurais risqué de descendre tout l'escalier. C'était ma moralité. On m'avait inculqué qu'il y avait des choses qu'on ne faisait pas dans la vie. Je faisais partie de peut être cette bourgeoisie qui a eu peut être de grands défauts dans ses préjugés mais qui avait aussi des principes. Il y a des choses qu'on ne faisait pas. Et je n'aurais pas fait des choses même au risque de ma vie. Je préférais " crever " plutôt que de me reprocher toute ma vie d'avoir fait une vilenie. Mais contre, je suis le premier à reconnaître que sous la torture, je ne sais pas ce que j'aurais fait. J'aurais même avoué que j'avais assassiné ma mère ! Parce qu'il y avait des moyens de torture horribles. La baignoire était un moyen de torture horrible. J'ai eu des amis qui ont résisté à la baignoire. Et s'ils ne sont pas assis à la droite de Dieu à l'heure . actuelle, c'est qu'il n'y a pas de Dieu. Le bonhomme qui avait eu le courage de... je lui donne un grand coup de chapeau! J'ai dévié là!