Témoignage de Pierre Saufrignon
" Mémoire oblige"
Extraits de textes de la pièce « 30.249 »
Jouée dans la Tour du Fort du Hâ
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Le camp de SANDBOSTEL nous apparaît enfin, immense. On nous arrête dans une partie désertée, en ruine. Ce lieu sinistre est presque
perçu comme un havre au soir du quatrième jour de train. Un robinet d'eau tout près d'une mare. ..On se précipite. Hélas, après quelques
hoquets, il n'en sort qu'un filet de sable. Un tas de détritus est là. On s'approche, des boîtes de conserves vides. Démunis, nous
nous précipitons pour avoir un semblant de gamelle, et puis ce tas est fait de pelures de rutabaga. Chacun en emplit la boîte à tout
hasard, il n'y a rien de bon; qu'importe, on ramasse par réflexe. Je me retrouve étonné de tenir sur mes jambes. Je serre les dents,
légèrement saoulé par l'air frais du soir. L'épreuve du train est terminée, mais la faim et la soif nous tenaillent toujours. Entre
deux bouffées d'air, dans ce paysage de landes perdues, se dessine l'univers d'un camp à l'abandon.
La mare d'eau noire nous tente, beaucoup s'y abreuvent. Je résiste, à la vue de ces misérables qui ne peuvent maîtriser leur souffrance.
Poussé, on ne sait par qui ni comment, je suis dans un troupeau de cent qui prennent possession d'une baraque au fond du camp, près
des barbelés, image qui flotte dans mon esprit sur un paysage de Guernica. Nous sommes enfermés à double tour dans ce nouveau clapier.
Il faut s'adapter, retrouver d'autres marques.
D'où vient ce bruit, cette rumeur, ce mirage qui bouscule tout et qui transporte la plupart d'entre-nous contre les portes closes.
Le désordre, la folie s'emparent de nous, je dis nous, parce que je subis moi aussi ce phénomène d'illusion collective. Nous voilà
agglutinés à cinquante, quatre-vingt, je ne me souviens pas. Ce que je ressens encore aujourd'hui, pris au centre de cet essaim sous
pression, c'est mon poumon droit qui ne me lâche pas, au point que j'étouffe dans cette masse prête à m'anéantir. Je ne peux plus
tenir. Dans une manœuvre de panique, coude après coude, je m'extrais de cette cohue. Je souffre de vertiges et d'épuisement. La nuit
tombe. Maintenant libéré, il est temps de trouver un endroit pour dormir. Les châlits individuels n'existent pas ici, seulement de
longues étagères collectives, assez basses avec un étage, où nous nous allongeons côte à côte par trentaine. Certaines places sont
prises. Je demande à un inconnu pour lutter contre le froid de la nuit de m'accepter collé à lui, dos contre dos et à la condition
que je puisse rester sur mon côté gauche: La nuit est très froide, la baraque n'a ni éclairage ni chauffage.
Et maintenant viens nuit, viens effacer les humiliations, les frayeurs, les images de ce voyage au bout de l'enfer. Viens aider un
malheureux qui implore, qui veut croire encore en une toute dernière chance...
Le lendemain, je suis un des premiers debout. Et je reçois un terrible choc - un de plus - tous ceux qui, la veille, cherchant une
place pour dormir n'avaient pu s'allonger près d'un autre, en recevoir un peu de chaleur animale, gisaient dans l'allée centrale,
presque tous morts du froid de la nuit, les yeux grands ouverts. Une vingtaine de pauvres diables...
Le typhus fit son apparition. Il passait comme un ouragan, abattant l'un après l'autre, groupe après groupe. Combien étions-nous
maintenant dans ce camp de Sandbostel ? Huit mille le 15 avril ? Et combien six jours plus tard ? ... Au moins deux cents morts
chaque jour. Les S.S. interdisaient toute sortie du camp. Les morts étaient entassés sous un, puis deux hangars à ciel ouvert.
Où allons-nous ? J'avais trouvé une couverture sur le dos d'un mort. A tout hasard, je l'avais emportée. Dans notre baraque, les
châlits étaient vides, sans planche ni paillasse. On ne voyait que le sol nu à travers leurs cadres.
Un frère de misère que je connaissais me chuchota qu'il y avait des planches dans une salle réservée aux mourants, tout près de là.
Nous nous y sommes rendus. Nous avons trouvé une grande pièce vide, d'évidence elle avait déjà été visitée. Nous avons aperçu à
terre, dans la pénombre, un pauvre gars qui en était à ses derniers soupirs. Il n'y avait qu'un seul châlit, sur lequel un autre
squelette achevait d'expirer. Elle était donc vaincue la violence de la mort. Nous avons marqué un temps, nous avons échangé un
regard. L'homme était dans un coma profond. Avec des gestes mesurés, sans mot dire, nous avons pris à deux mains ce squelette inconscient.
Tenant la paillasse horizontale, nous l'avons descendu au sol doucement, très doucement à coté de l'autre mourant.
Avec précipitation nous nous sommes partagé les planches faisant le moins de bruit possible. Les mourants conservent l'usage de
l'ouïe jusque dans le coma. Puis nous avons rejoint nos châlits pour chacun les habiller à claire voie, puisque nous n'avions pas
assez pour les garnir. Pouvait-on tomber plus bas ? Fallait-il voler un mourant pour se sauver soi-même ? Nous ne pouvions hésiter,
nous n'avions pas le choix.
La bataille se rapprochait, les Anglais n'étaient plus loin. Le soir, les lueurs des canons brillaient à l'ouest et au sud. Dix
jours auparavant, un char britannique était passé en reconnaissance, au-delà du Stalag. On ne l'avait plus revu. Leur prochaine
venue serait-elle la bonne ? Lorsque le dimanche 29 un prêtre Français vint du Stalag dire une messe, il risqua quelques mots
d'encouragement. Confiance! Ce jour sera peut-être celui de notre libération. Lui aussi attendait. Il attendait depuis cinq ans.
Vers seize heures, des cris, des hourras, des explosions de joie nous vinrent des barbelés. Des déportés hurlants accompagnaient
quelques kapos malmenés. Des soldats de la septième armée, des Anglais, passaient dans les couloirs de séparation. Ils jetaient des
paquets de cigarettes Raleigh et Navy Cut.
Au dehors, quelques combats isolés se déroulaient encore. Je vis un soldat Anglais face à un S.S armé. J'entendis l'Anglais ordonner
- « Hands up », et la réponse du S.S. « Nein. »
Le vainqueur balaya alors d'une rafale de son fusil mitrailleur l'Allemand à bout portant et comme ce dernier tardait à tomber il
le poussa d'un coup de pied au ventre. Enfin la nuit se répandit sur cette plaine maudite.
Je te quitte Sandbostel, creuset de nos calvaires, cratère dans lequel huit mille des nôtres furent précipités, dont une bonne moitié
resta dans tes abysses. Les survivants apercevaient leurs libérateurs. Des mains se tendaient pour tirer des lèvres de ton enfer
ceux qui s'étaient accrochés au moindre relief. Certains épuisés roulaient dans ta gueule, perdus à jamais, d'autres marqués à vie
tiraient leur carcasse vers des havres de paix, vers l'impossible oubli. Je referme tes portes sur les scènes d'apocalypse, sur la
barbarie de bourreaux aux mains rouges de sang, sur ces lieux que je ne veux plus revoir. Je les referme aussi sur ces cadavres
précipités dans les fosses communes, amis qui ne reviendront pas.
La saison des cerises revint.
Je retrouvais la Lande et son silence. Un paysage à perte de vue s'étendait à nos pieds. Un véritable désert s'était installé après
le fameux incendie d'août 1942. Ça et là quelques troncs maigres et noirs, négligés parce que trop faibles au moment de l'exploitation,
restaient les témoins funèbres d'une bataille perdue. Je me souviens qu'à l'entrée de ce panorama dénudé nous nous sommes arrêtés,
ma mère et moi. La nature n'avait pas encore repris ses droits dans ces terres humides. Seule la molinie recommençait à pousser
sur son pied d'étoupe. Elle brillait sur une étendue rase qui paraissait sans limite. Le vent froissait le tapis de soie verte et
le soleil de septembre jouait sur son drapé changeant.
Un parfum de truffe et de violette sauvage venait jusqu'à nous. Nous nous sommes regardés. Nous avions en tête les mêmes pensées.
Cette terre était nôtre. Nous lui appartenions. Ma mère me dit un simple mot :
-« C'est beau quand même tu ne trouves pas ? »
Ainsi se précisait le retour de l'enfant égaré. Il retrouvait sa terre, récupérait ses racines et puisait en elles cette force
qu'elles seules pouvaient lui donner .
Ma mère. ..Ma terre aussi sera-t-elle celle par qui la vie me sera redonnée, en attendant que la sauvegarde de cette même vie soit
confiée à l'épouse qui s'avance et dont les soins et les dévouements sont indescriptibles. Oui, ma vie je la dois à une succession
de chances et je me prends à penser qu'il y a quelque chose de surnaturel derrière tout cela, ou alors il faut admettre que le
déterminisme, la prédestination biologique est la seule règle applicable aux choses de ce monde, et que la conscience que l'on reconnaît
à l'homme pèse peu dans la sauvegarde de notre existence.
Sans ces secours de tous ordres aurais-je jamais pu rebâtir ma maison démolie ?