Témoignage de Pierre Saufrignon
" Mémoire oblige"
Extraits de textes de la pièce « 30.249 »
Jouée dans la Tour du Fort du Hâ
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Apparemment surpris, l'interprète Feldwebel traduit :
-« Je ne comprends pas. On vous ordonne de lever les mains ».
Le chef de Brigade Roger Duclos souffle entre les dents:
-« Que pouvons-nous faire ? »
-« On vous demande de donner vos armes » poursuit l'Allemand.
Après la fouille et sans un mot, voici les douze poussés de l'étage au rez-de-chaussée. Les formalités d'incarcération suivent.
J'étais l'un des douze. Comme eux tous j'étais anxieux. Nous nous livrions depuis dix mois à un sabotage systématique des ordres
allemands et des ordres de notre police chaque fois que la liberté d'un homme était en jeu.
Dans la salle voûtée de la cellule 95, au Fort du Râ, prévue pour deux hommes, nous étions huit. Ici plus de secret. Nos dossiers
étaient bouclés. Nous étions quatre résistants, parmi eux Franck Larrey et Pierre Maurange, et quatre droits communs.
Accolé à mon numéro, un disque rouge était fixé sur la porte à l'extérieur de la cellule. Autrement dit je pouvais, en tant qu'otage,
me voir réveiller à quatre heures du matin pour le dernier voyage au camp de Souge. Je ne souhaite à personne de subir la pression
d'une telle menace. Je sais ce que peut vivre dans une geôle américaine un condamné à mort dans l'attente du dernier matin. Alors
pour la première fois je sentis sa présence et j'en fus terrifié.
Un matin, nous sommes extraits de là. Nous nous regardons, nous ne sommes que charbon et cendre des pieds à la tête. il régnait dans
le Fort une atmosphère singulière. Ça grouillait partout. Des ordres étaient lancés.
Nous avons demandé à ceux que nous croisions quel jour nous étions -« le huit mai. »
Le lendemain, nous avons eu droit à la douche dans le rez-de-chaussée de cette tour qui a été conservée, plus comme vestige du XVème
siècle que comme relique de notre prison. Quand je passe rue des Frères-Bonie, je ne vois qu'elle. Le 10 fut le jour du départ. Les
Allemands vidaient le Fort du Râ.
Avant de franchir le seuil de la cour intérieure, ce 10 mai, vers huit heures, je pensais me dépouiller de cette chape posée sur
mes épaules pendant ces mois de prison. Et c'était comme si ce qui me restait encore d'enfance demeurait incarcéré, enseveli à jamais
entre ces murs cyclopéens.
Au Fort du Râ, j'avais analysé ma fierté comme un vice, ma peur comme une faiblesse, mes espérances comme autant d'aberrations. Je
pensais à ma mère, au cœur de mère qui, pour défendre son petit, avait tout tenté. Lors de notre unique entrevue, elle m'avait avoué
qu'elle avait consulté une voyante :
« La voyante m'a dit que ton frère à Stettin n'avait pas de problème, que toi tu seras aux prises avec de graves difficultés. »
Jusque-là rien de bien extraordinaire.
-« Puis elle a dit que tu écarteras la mort, que tout ira bien. Elle a ajouté enfin que vous mangeriez les cerises ensemble. »
Mère et fils, l'un plus sceptique que l'autre, se contentaient de paroles qui n'étaient que le reflet d'une commune impuissance.
Pauvre et merveilleuse nature humaine simultanément désespoir et folle espérance !
On nous poussa, on nous pressa, cent par wagon. Chacun avait au bout des doigts une boule de pain. L’embarquement fut rapide, les
S.S. étalent plutôt hystériques, criant et menaçant. Une fois les wagons plombés, le train partit à bonne allure. Dans le noir,
surpris par un traitement de choc, novices face à ces brutalités, la plupart d'entre nous perdirent leur pain...
Comment en étais-je arrivé là ?
J'étais entré dans la Résistance plus par réflexe humanitaire que par tropisme patriotique. En prise directe avec l'événement, vivant
les injustices et les contraintes imposées, connaissant le responsable, l'occupant vindicatif toujours plus agressif, je n'avais
pu hésiter. La persécution appelait l'engagement. Oh tout n'était pas possible. Tout n'était pas succès, mais qui peut agir mieux
que celui qui est au centre de la mêlée. J'avais misé, j'avais perdu. Ma vie était menacée mais je la tenais encore dans ma main.
Le soir, la Cathédrale de Metz apparut sous son chapeau de cuivre... Le lendemain matin, nous étions à Trèves, dans un autre pays,
loin de chez nous, sans victuailles.
Nous avions faim, nous avions soif. Les portes s'ouvrirent. Un air frais s'engouffra dans notre écurie. Les S.S. Gummi en main,
nous tassèrent dans une portion du wagon pour nous faire passer un à un dans l'espace libéré. Ils nous comptèrent, scandant d'un
coup de matraque sur la tête ou sur le dos chaque numéro de un à cent. Tout était en ordre. Nous étions toujours cent. Ils n'avaient
perdu aucune tête de leur bétail humain. Alors nous avons entendu un officier dire :
-« On pourrait en mettre trente de plus. »
Ils le firent ailleurs. Dans la nuit, quelques évasions s'étaient produites dans deux wagons. Un de ceux-ci très entamé avait été
abandonné. Ils répartirent dans deux wagons mitoyens les soixante dix déportés restants. Et le convoi se poursuivit pour eux à plus
de cent trente. Imaginez simplement !
Pourquoi, mais pourquoi toute cette inhumanité ? Comment un être peut-il vivre parmi une horde d'assassins ? Comment peut-il se
dégrader à ce point ? Par quels artifices le germe de la haine lui a-t-il été inoculé ? Comment, et quand a-t-il cessé d'être un
homme ?
Ce lendemain a Trèves, tout devenait clair, mais nous ne pouvions pas comprendre comment ces individus s'abandonnaient avec une
telle jubilation. Cela se sentait, à ces gestes qui leur paraissaient ordinaires, mais qui, pour nous, étaient des actes de folie
furieuse.
L'idée du Bien et du Mal n'effleurait plus leur conscience.. Voilà la vérité. Ils étaient devenus les rouages d'une mécanique conçue
pour dominer, écraser, démolir d'autres hommes. Eux, les purs, avaient pour mission de faire disparaître les ennemis de leur religion.
Nous étions des êtres inférieurs, des morceaux, les pièces dépareillées d'un puzzle illisible. Et pour parer à quelque possible
rébellion, il leur fallait s'imposer tout de suite par la terreur. Oh! Ils y réussissaient pleinement !
Au deuxième jour, le vernis de notre condition d'homme s'effritait. Rares étaient ceux qui dominaient la situation. Le tac-tac des
rails rythmait une vie d'êtres diminués. En chacun de nous, les réflexes de civilité, de respect réciproque étaient amoindris par
cette horrible promiscuité de l'enfermement. Toute révolte était inutile, même si elle se devinait au travers de plaintes. L'impossibilité
d'y recourir ne cessait de gronder. Notre jeunesse confisquée ne pouvait plus ni s'épancher ni se défouler. Nous espérions que ce
deuxième jour nous mènerait à notre destination. Pourquoi espérer ? Parce qu'on ne pouvait imaginer situation pire que ce traitement
généralement réservé aux bêtes. Personne ne se doutait où nous allions. L'existence des camps de concentration n'était pas imaginable.
Ainsi, pas après pas, nous avancions dans la connaissance du système concentrationnaire. Nous étions à la porte de l'enfer.