Ainsi, je n'ai pas, en plus du souvenir, à porter le poids de la cupalbilité. Je sais surtout que sans les épreuves supplémentaires
de tous les "laissés pour compte" des camps, des dimensions essentielles de la vie me seraient restées étrangères. Je n'aurais pas
connu quelques hommes d'une hauteur insoupçonnée et des formes de courage que je n'ai plus jamais rencontrées. J'ai été le témoin
d'attitudes hors du commun de la part d'hommes relègués au rang de squelettes et traités comme des animaux. Cet interminable tenir,
tenir jusqu'au bout de l'heure, puis du jour, qui les laissait en vie. Cette volonté de rester debout le plus longtemps possible,
pour les autres et pour eux-mêmes. Cette intégrité qui leur permettait de garder malgré tout une étincelle, une espérance dans la
nuit.
Comme il était dur de voir s'effondre à nos côtés des camarades qu'on aimait ! Tant d'espoirs mutilés, brisés, sacrifiés pour rien.
Pourtant, j'ai vu des hommes préserver une fierté dans le regard qui nous sauvait tous de la honte. "Je suis là pour dire non" m'a
murmuré un camarade avant que je lui ferme les yeux pour toujours. Il faut se représenter la scène: les guenilles rayées, les poux,
la boue, l'odeur, nos pommettes brûlantes. Les phrases de l'honneur étaient pronocées dans un murmure et dans le dénuement.
Je me suis toujours méfié des porte-parole et des individus qui parlent au nom de tous. La réalité de la déportation est trop complexe
et multiplie pour qu'on en tire des leçons universelles. Chacun d'entre nous ne peut parler, seul, que de sa traversée des enfers.
Chacun a connu sa part d'ombre. Chacun sait où s'est arrêté le courage et où, parfois, a commencé la lâcheté. Il n'existe pas de
grand homme qui n'ait été un jour un pauvre homme.
Il n'existe pas de pauvre homme qui ne soit, ni plus ni moins, digne de respect qu'un grand homme.
Je garde pour ma part de cette époque l'expérience radicale de la nudité de l'être. Le jour de mon arrestation, j'étais le dernier-né
d'une famille protégée. Fils d'avocat, j'habitais dans la quartier noble de Bordeaux. J'étais recouvert par de multiples protections
sociales et psychologiques. Le jour de mon arrivée à Buchenwald, il ne restait plus qu'un matricule, 20543.
Mon apparence et la statue intérieure, que j'avais édifiés, ont volé en morceaux. Le garçon relativement protégé que j'étais a dû
affronter un monde sans merci où seuls les rapports de force existaient. Le vernis des uns et des autres n'existait plus. Il n'y
avait plus que l'être primitif, qui mord, se bat, tue parfois pour survivre. J'ai dû me reconstruire dans un univers de destruction
où tous les repères moraux et sociaux avaient disparu. Les préjugés qui avaient pu m'habiter n'ont pas tenu longtemps.
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