La plupart des anciens déportés ont beaucoup de difficultés à raconter leur voyage dans la planète concentrationnaire. Pour ma
part, les souvenirs, pourtant multiples, sont fondues dans une sorte de brouillard opaque et terrifiant. A peine ai-je pu l'évoquer
par écrit trente ans après. Longtemps, j'ai gardé des cauchemars secs, qui me laissaient cloué sur le lit comme un poisson sur le
sable, cherchant l'eau. On n'ouvre pas ce tiroir-là de la mémoire impunément.
L'humiliation n'est soluble dans rien; elle ne s'apaise jamais. La déportation a continué en chacun son travail de destruction
bien après 1945.
Quelques uns ont témoigné sur toutes les facettes de ce miroir magique, pour que les morts aient au moins la consolation du
souvenir, avec le souci du détail et la juste distance. Mais il est difficile de restituer le monde concentrationnaire à ceux
qui vivent une existence commune, marquée par la vanité de la comédie humaine, ses illusions et ses masques. La coexistence de
l'absurdité et de la mort a fait de la déportation, pour la plupart d'entre nous, le lieu de l'absolue vérité des êtres. Mais
cette dimension, par nature, est en grande partie incommunicable à ceux qui ne l'ont pas éprouvée dans leur chair.
Au retour, la vie a repris en nous une certaine place. Depuis 1945, la litanie des charniers et des camps de destruction s'est
enrichie de nouveaux martyrs. Le Cambodge, la Révolution culturelle chinoise, la Kolyma, les hôpitaux psychiatriques soviétiques,
les camps vietminh, l'épuration ethnique serbe ont succédé à Dachau, Dora, Ravensbrück, Mauthausen, Buchenwald et même à ces
monstruosités indicibles que furent Auschwitz ou Sobibor.
Si je détache quelques bribes de ma mémoire, si je lève le linceul de silence qui avait recouvert ces dix-huit mois de ma vie, c'est
pour en montrer l'effroyable efficacité de déshumanisation.
Je me souviens du premier matin à Buchenwald, après un voyage halluciné, où nous avions été entassés comme du bétail durant des jours,
sous le soleil et parmi les cadavres. A l'issue de la désinfection, les nazis nous ont lancé des vêtements de bagnards, avant de
nous conduire au "petit camp", réservé aux arrivants avant leur affectation. Nous étions épuisés mais nos silhouettes étaient celles
d'hommes emprisonnés depuis un mois à peine.
Les concentrationnaires nous sont apparus à l'aube, de l'autre côté des barbelés. Leur maigreur déclencha des murmures d'effroi. Pour
ma part, j'ai ressenti de manière charnelle, brutale, comme un coup violent sur la nuque, l'étrangeté des regards. Ils étaient fixes
et comme retournés vers l'intérieur. Ils ne regardaient plus:ils se souvenaient. Ces hommes avaient connu le fond de l'abîme. Ils
n'avaient plus de mots. Tout leur être était concentré dans leurs yeux. Ils disaient l'au-delà de tout, la proximité de la mort.
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