L'étudiante: «Est-ce que vous avez subi des interrogatoires lors de votre arrestation ?»
A.C - «Non. Ah oui, si vous voulez ça... Alors attendez d'abord, c'est Saint Jean Pied de Port, la citadelle de Saint Jean
Pied de Port. On a été enfermé. Mais tous les frontaliers étaient regroupés là. Et puis ensuite, on nous «dispatchait» sur le Fort
du Hâ ou Bordeaux. Alors différence, les frontaliers, on n' était pas... Moi, je n'ai jamais été questionné. Par contre, qui était
questionné ? C'était les communistes. Alors eux, ils ont dérouillé. Je peux vous dire qu'à la cellule où on était, je crois que
c'était la cellule 16 ou quelque chose comme ça, où on était 16 ou 17, je ne me rappelle plus très bien. Il y avait avec nous un
communiste de Libourne. Il a été interrogé avec écrasements d'orteils et tout. C'était dans la pièce à côté parce que c'était cloisonné
avec des planches. Ce n'était pas... c'était somme si vous voulez. Moi, j' aime autant vous dire que quand il est rentré le pauvre
gars, il ne pouvait plus marcher. il marchait sur les talons. On l'a couché et puis c'est tout. Ecrasements d'orteils pour lui faire
avouer où c'est qu'il y avait des maquisards ou des communistes, etc. C'était la grande chasse aux communistes. il ne faut pas
oublier que... Bon, on voit toujours Vichy. Moi, je pense que Vichy, il a joué un double... ça les gens qui sont d'un bord ou de
l'autre, ils ont des idées différentes. Moi, je suis au milieu de tout ça. Moi, je pense qu'il y avait double jeu. Et certains
fonctionnaires ne faisaient pas du tout le double jeu parce qu'ils étaient anticommunistes, anti juifs, anti francs-maçons. Alors,
là, évidemment! Et puis d'autres, ils restaient là parce qu'ils avaient leur place là. Vous savez l'administration comment c'est.
Les gens qui sont au chaud, ils restent au chaud! Voilà. C'est ça le problème Vichy, on peut en discuter pendant 107 ans! Et il y a
des gens qui ont des oeillères. Ils ne veulent pas voir à côté! Alors que si on fait des études plus approfondies, les discours du
Maréchal, il y a des trucs quand même, c'est à double sens. Mais, mais le Maréchal, qu'est-ce que vous voulez, il était anticommuniste,
anti juif, anti franc-maçon alors... Il est évident qu'il était un peu d'accord avec Hitler! Ca ne veut pas dire pour ça qu'ils
s'adoraient avec Hitler. C'est pas vrai. Alors on fait toujours voir la poignée de main de Montoire. Bon, il faudrait peut être
parler aussi de l'autre côté: il y a la poignée de main de Staline avec Von Ribbentrop quand ils ont été alliés, les Allemands et
les... «machins». C'est ça qu'il faut savoir. Mais il y a des vérités qu'on ne peut pas dire (...). Moi, je suis un peu outré avec
le communisme. Moi, je dis que c'est la plus belle hypocrisie du siècle ça, le communisme, tel qu'il a été exécuté, çà n'est pas
comme il a été pensé au départ.
L'étudiante: « Alors, j'aurais également voulu savoir comment se passait votre vie au camp, c'est- à-dire quelle nourriture...?»
A.C - «Alors, le matin, c'était.. on appelait ça de la boldoflorine parce que c'était de l'eau avec une herbe quelconque, ce n'était
pas un café, c'était de la tisane plutôt. Et ensuite, à midi, on avait une gamelle de soupe, de la soupe dans laquelle il y avait
des patates, des rutabagas, des trucs comme ça. Ce n'était pas très consistant mais ça nous... Alors jamais de viande dedans sauf
pour le Noël... 1944-1945, on a eu ce qu'on appelle de la goulache là-bas, c'est-à-dire quelques bribes de viande. Il y en avait
peut-être beaucoup mais, à la cuisine, ils ont dû se la rafler. Dans les blocks, il n'y avait plus rien. Alors, le soir, c'est le
pain. Le pain, c'est une boule, suivant l'époque la boule à trois (le plus gros), après, c'était la boule en 4 et après c'était
jusqu'à la boule à 6 et peut être en dernier, mais ça je ne vous le garantirais pas, c'était toujours la boule à 6, toujours les
mêmes boules à 6 mais je pense que même en dernier, c'était la boule à 8. C'était la débâcle dans le fond. Les Russes n'étaient pas
loin et c'était la débâcle. Alors bon. Mais avec ça, il y avait tous les jours un carré de margarine mais qui était comme ça [il
montre la dimension]. C'était tous les jours, le soir aussi avec le pain. Et il y avait peut être saucisson à l'ail ici. Mais, en
dehors de ça.. Ah, on a eu des rondelles de saucisson avec, genre le saucisson à l’ail ici. Mais, en dehors de çà… Alors. il y
avait, comme on était à Heinkel, il y avait une cantine par le constructeur Heinkel, qui était gérée par le constructeur Heinkel.
Il y avait des trucs qu'on pouvait acheter parce qu'ils distribuaient des marks si on avait fait, pour eux c'était un bon travail,
nous on savait que ce n'était pas un bon travail mais ça fait rien. Ils distribuaient des marks. Avec ces marks, ce n'était pas des
vrais, c'était des bouts de papier sur lesquels il y avait écrit un mark dessus. On allait à la cantine et on achetait. On pouvait
acheter de la betterave rouge, immangeable. C'est trop piquant, trop fort, tout ça ou bien. il y a eu du chou comme ça, du chou haché
genre comme de la choucroute.
Ce qu'ils distribuaient aussi, c'est des « papiross », c'est des cigarettes, des cigarettes et puis du tabac: makorka, c'est le nom
du tabac russe. Ce n'est pas des feuilles mais les branches, les tiges. Alors, pour le travail... Moi, je pense que les gens qui
ont travaillé à Heinkel, on était privilégié. D'un côté privilégié, de l'autre non. Je vais vous dire: on était privilégié parce
qu'on travaillait à l'intérieur. Il y avait des corvées extérieures que faisaient les gens qui étaient au Baukommando, le kommando
des paysans, qui étaient aux intempéries tandis que nous, on était à l'abri, voire même chauffés parce que les avions, il faut
maintenir une certaine température. Alors, il y avait des ventilos, des gros ventilos qui envoyaient de l'air chaud parce que bon...
Mais on était habillé chichement parce que moi, je me souviens, avec un pantalon, une chemise, une veste, on était habillé. Et l'hiver,
ce qu'on avait en plus, c'était un pull-over de rien du tout. Et on restait à l'appel comme ça deux heures. trois heures. une heure.
Il y a des fois des gens qui n'étaient pas là, on les cherchait partout, ils étaient dans un block, des trucs comme ça. Une fois on
a recherché un «gus» pendant trois ou quatre heures, je ne sais plus combien. Ils avaient fait un block de «jungen», c'était des
jeunes et le chef de block, il s'en empilait un. il était mort le «drôle» et on en cherchait comme ça. Je peux vous dire. il y
avait des appels qui étaient très longs et d'autres plus courts. Il y avait aussi un truc, en arrivant, ils vous disaient «rohe mench»,
c'est-à-dire «silence », rien du tout. Seulement, il y avait beaucoup de «tubardss ». pas de «tubards » mais... c'est-à-dire bronchiteux
qui toussaient. qui avaient des rhumes. Alors, tant que... le SS... tant qu'on toussait, on restait sur place. Sur place, moi je
me souviens, on attendait comme des automates sans plus. Qu'est-ce que vous voulez faire comme réaction?
C'était de la survie. Par tous les moyens, calculer chaque fois comment on pouvait survivre pour éviter ceci ou cela. C'est ça:
c'est l'opération survie tous les jours pendant deux ans mais avec plus ou moins de chance. Parce que moi, j'ai travaillé à l'intérieur
et en plus je travaillais à l’intérieur mais en finition, c'est-à-dire que... il y a des gens qui étaient «tubards » là-bas, qui
devenaient «tubards ». Pourquoi ? Parce qu'ils travaillaient dans les premiers ateliers où c'était la fabrication de… vous aviez des
découpages, des fraisages, enfin tout un tas de trucs. Vous aviez en suspension dans l'air de l'aluminium, de la poussière d'alumine.
Ca, c'est mortel. C'est comme les soudeurs. Il y avait des soudeurs qui soudaient l'aluminium. Alors, il y avait Heinkel, le patron
Heinkel qui donnait du lait à ces gens là parce que c'était un contre poison le lait. Mais comme les distributeurs piquaient, ils
mettaient dedans de l'eau; les gens qui soudaient, on leur donnait du lait, mais c'était à moitié de la «flotte», peut-être plus de
moitié «flotte». Je vous raconte ça avec un souvenir assez précis quand même mais il y en a d'autres... il y a toujours cet appel,
ce fameux appel où on «dérouillait » parce qu'on était tenu de rester: froid, chaud, n'importe. On était là et puis cette poussière
en suspension, c'était aussi mortel que les gens qui travaillaient dehors parce qu'ils travaillaient dehors. ils subissaient des fois
-27°C, -28°C enfin, -28°C, pas tous les jours quand même. Ce n'était qu'une fois, mais -10°C. Et puis, on respirait sain. Il y en a
qui faisaient le jardin et ils mangeaient des carottes. Ce n'était pas tout le monde. Il y avait quelques privilégiés. On n'était
pas privilégié nous. Enfin moi, comme privilège, j'ai eu celui de travailler dans un hall abrité. Ca, c'est un gros avantage.
Moi, je pense que je suis revenu à cause de ça. Oui, c'est ça.»
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