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L'étudiante: J'aimerais revenir sur le travail au vous faisiez au Kommando de Heinkel.
G.D :"A Heinkel, je fabriquais... des modèles si vous voulez. Pour fabriquer une pièce, il faut un modèle dans lequel se façonne
la pièce. C'est un gabarit. Donc je fabriquais les gabarits pour encastrer des tuyaux... Puis, j'allais les faire souder à la soudure.
Là, j'avais trouvé une équipe de copains dont un Bordelais qui était aussi dans l'organisation clandestine pour saboter la production:
ils faisaient des soudures qui "pétaient" ou chauffaient trop ou pas assez. On arrivait comme ça à maquiller des pièces qui passaient
au contrôle parce que tout était contrôlé bien entendu avec des appareils spéciaux pour tester la résistance. Mais on arrivait à les
faire passer quand même. A un moment donné, j'ai été affecté dans un secteur où il fallait percer de la fonte... A la queue de l'avion,
un mitrailleur devait se trouver derrière une coupole en fonte. Mon travail consistait à couper ces coupoles pour que s'y visse la
mitrailleuse. Avec un copain, on était deux pour percer la fonte avec des mèches spéciales en acier très trempé. On en cassait
volontairement assez souvent. Evidemment, chaque fois, ça ne se passait pas tout seul. Quand on arrivait au magasin, qu'on disait:
"On a cassé... " Chaque fois, c'était des coups et on nous accusait de sabotage. Les deux parties de la coupole était reliées par
un axe qui permettait au servant de diriger sa mitrailleuse dans tous les sens. Ce pivot était graissé. On évitait régulièrement
de mettre de la graisse à l'intérieur. On s'arrangeait pour mettre de l'acide, de façon qu'au bout d'un certain temps, tout le mécanisme
soit bloqué. Pour que la pièce passe au contrôle, on mettait de la graisse au-dessus du graisseur .Voilà. On n'a pas été découvert,
ça s'est bien passé.
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L'étudiante~ "Vous ne m'avez pas dit votre numéro de matricule."
G.D : "58 532. (il l'épèle en allemand) 58 532. Ce sont donc les 58 000 qui sont arrivés les premiers à Sachsenhausen. Avant nous,
il y avait eu les mineurs. "
L'étudiante~ "Est-ce que vous, vous avez pu recevoir des colis, une correspondance ? "
G.D : "J'en ai eu deux de ma famille. Je me souviens d'un en particulier. Comme on est de Bordeaux, ma famille y avait mis une
bouteille de vin. Alors, un S.S. l'a faite ouvrir et l'a sentie, il a dit: " C'est du vinaigre! " II l'a fait jeter.
Le salaud ! Tu n'y connais rien ! [rires] "
L'étudiante~ "Est-ce que vous pouvez me décrire une journée du camp ? "
G.D:- " Elles ne se ressemblaient pas toutes forcément mais, il y avait quand même une certaine unité. On se levait le matin...
je ne vous dirais pas l'heure, tout ce que je sais, c'est qu'il faisait noir l'hiver, donc ça devait être 6 heures et demie. Il fallait
que l'on aille aux lavabos. Ces lavabos, c'était tout simplement une baraque, c'était couvert. L'hiver, pour vous dire, il y avait de
la gelée blanche contre les parois de bois. Il fallait que l'on se déshabille, il fallait se mettre torse nu. On n'avait pas de
serviette, on n'avait pas de savon. Il fallait se mettre torse nu, parce que de temps en temps, un Vorarbeiter ou un chef de block
passait et s'il y en avait qui n'étaient pas torse nu et qui ne faisaient pas leurs ablutions, ils recevaient quelques coups. On
s'essuyait avec la chemise. C'était un semblant de toilette. On a eu une période qui a duré peut-être deux mois où on nous avait
donné une serviette. Mais ça n'a pas duré. Et puis les serviettes, on nous les volait. La période où on les a eues, on la mettait
la journée autour de la taille... mouillée bien sûr ! Le soir, on se couchait, mais sous la tête, on mettait son pantalon, ses sabots
parce que, dans la nuit, il y en a toujours un qui vous volait. il fallait tout garder près de soi pour éviter le vol. On couchait
à deux dans un châlit. On se mettait tête bêche avec le copain pour être plus à l'aise parce que les pieds sont moins larges que le
buste. Voilà. Puis, on se levait. Ensuite, il y avait le petit déjeuner qui se composait d'un espèce d'ersatz - c'était pas du café
mais enfin c'était chaud - et d'un casse-croûte, c'est à dire deux fines tranches coupées sur une boule de pain rectangulaire, avec
un petit carré de margarine ou quelques fois avec un peu de confiture. Voilà. Puis on partait travailler jusqu'à midi, midi et demie,
je ne sais pas. Je pense qu'on avait une heure pour le déjeuner. Ces aller retours du réfectoire au travail s'effectuaient en colonne
par cinq et au pas cadencé par le Vorarbeiter. A midi, le menu ne variait pas: c'était une gamelle avec ce qu'ils appelaient de la
soupe, en fait c'était de l'eau avec des rutabagas, puis on avait sur la gamelle une assiette avec deux ou trois pommes de terre
selon la distribution. Elles étaient toutes noires, elles sortaient des silos. Ils ne les lavaient pas, bien entendu. C'était sale.
Malgré cela, certains mangeaient la peau ou récupéraient les épluchures des autres. A chaque départ, on était soigneusement compté.
Pourquoi ?.. Ils avaient toujours peur qu'il en manque. Le soir, on débauchait. A la débauche, on partait sur la place d'appel. Là,
ils nous comptaient encore. Il fallait être bien alignés. Le Vorarbeiter était chargé de nous aligner et quand des pieds dépassaient,
on nous donnait quelques coups. Le Vorarbeiter nous comptait plusieurs fois pour être sûr de ne pas se tromper car un S.S. passait
ensuite, il fallait que le compte soit juste impérativement. Chaque S.S. faisait ça dans le rayonnement dont il avait la charge. Et
ils allaient donner leurs chiffres au Rapportführer qui centralisait.
Ce moment était angoissant pour nous car on se demandait toujours si les comptes seraient justes; en effet, si ce n'était pas le cas,
on était recompté. S'il y avait toujours une erreur, tous les responsables, chefs de block, Vorarbeiter , Stubenditz, partaient dans
leur zone de contrôle chercher le ou les manquants. Nous restions donc à attendre sur la place d'appel. Cela pouvait durer une heure
ou deux jusqu' à ce que les comptes soient justes. Le ou les manquants lorsqu'ils étaient retrouvés revenaient en piteux état surtout
s'ils s'étaient endormis dans un coin. L'appel du soir était toujours l'inconnu pour sa durée. Le matin, c'était en général plus
facile sans doute parce que .nous devions aller travailler. Pour aller travailler, il n'y a pas beaucoup de retard. C'était surtout l
e soir le plus dur ; ils avaient des informations à nous donner. Puis on rentrait dans la baraque et on nous servait à manger; on
avait de la soupe et un morceau de pain. Alors, on distribuait ce repas. Je ne sais plus si c'était pour huit ou pour dix. En bout
de la table, un d'entre nous était chargé de faire les parts. Ah oui, c'est ça... On devait partager en six je crois, il me semble
qu'on faisait - des parts comme ça. Alors celui qui partageait essayait de faire des parts égales. S'il était coopératif, quelqu'un
prenait un morceau de pain, le mettait derrière son dos et demandait : "Pour qui ? " On levait la main au hasard:
" Pour moi! " La distribution se faisait alors au hasard sans préférence. C'était la loterie. On trouvait celui du voisin
toujours plus gros. Mais dans la mesure où c'était démocratiquement distribué à l'aveugle, il n'y avait pas de contestation. On disait:
" Tant pis, je suis mal tombé! ". D'autres se plaignaient toujours . Voilà. Puis on avait un petit carré de margarine et
une cuillère de confiture. On mangeait ça et on était libre jusqu'au coucher. S'il faisait beau, on pouvait sortir autour de la baraque mais
après il y avait un couvre-feu, il fallait réintégrer et aller au lit. Voilà. "
L'étudiante: " Comment s'est passé le contact avec les autres nationalités ? "
G.D:. " On avait ...ça je crois hélas que tout le monde vous le dira. On a eu toujours des problèmes avec les Polonais. Les
Ukrainiens, c'était les éternels bafoués, enfin c'était " les moins que rien ". ils avaient été raflés dans des conditions
ignobles, je pense, puisque ils avaient été les premiers soumis à l'envahissement des Allemands et des Roumains qui, alliés d'Hitler,
avaient envahi aussi l'Ukraine. Je crois que là, il y a eu des rafles inconsidérées, ils ont raflé tout le monde et ~ dans des conditions
épouvantables. Vraisemblablement, ils ont beaucoup souffert alors si vous voulez, c'était " la basse classe ", c'était
" les bons à rien ".
Evidemment quand on est pourchassé comme ça et qu'on est montré du doigt et qu'on est mal nourri, plus maltraité que les autres, on
devient voleur. Alors les Ukrainiens, c'était les voleurs. Enfin, je crois que si on avait la possibilité de remonter un peu dans
l'Histoire, on comprendrait qu'à leur place, peut-être on serait devenu des voleurs. ils étaient complètement déchus. Mais je ne crois
pas que c'était parce que c'était des Ukrainiens mais à cause des conditions dans lesquelles ils avaient subi les souffrances de
l'occupant. Les Polonais, c'était différent, c'est parce qu'on était Français, qu'on les avait laissés tomber Et eux, ils étaient
hostiles aux Russes parce que les Russes avaient toujours... enfin en partie, occupé en 1940 la Pologne et déjà avant, depuis 1917.
Les Polonais... d'ailleurs la Pologne était un pays fasciste. Donc, existait cet antagonisme entre Polonais, Russes et les Français
parce qu'ils nous rendaient responsables de la défaite. Avec les autres nationalités, ça se passait à peu près bien. Mais, pour ma
part, j'ai eu des contacts avec des Ukrainiens, avec des Russes. On s'entendait bien. "
L'étudiante: " Et donc après, comment s'est passée l'évacuation du camp ? "
G.D : " La marche... on a fait la marche jusqu'au bois de Below. C'était terrible. Là, nous étions un groupe de cinq. Pour ma
part, j'étais incapable de faire quoi que ce soit, alors je suis resté au pied d'un arbre. Un copain qui était un peu plus résistant
est allé chercher de l'eau, ce n'était pas facile parce qu'il fallait aller jusqu'au ruisseau et les S.S. nous refusaient le passage.
Je crois que la Croix Rouge avait distribué de la farine. Alors quand notre copain est revenu avec quelques cuillères de farine,
nous étions contents. On est resté trois jours dans ce bois et nous avons pu repartir tous les cinq. On a eu la chance, peut-être
quatre à cinq jours après, d'être rejoints par une colonne de la Croix-Rouge qui nous a distribué un colis. Cà, çà a été un bienfait
énorme, qui nous a permis de tenir le coup jusqu'à Schwerin, d'arriver dans de moins mauvaises conditions et de perdre moins de gens
puisqu'on a marché encore trois ou quatre jours. On était plus confiant parce qu'on avait quand même pu se restaurer un peu, modérément,
on s'était bien entendu, puisqu'il ne fallait pas manger beaucoup, de nous rationner chaque jour. On ne savait pas quand on serait
libéré. Mais enfin, on entendait le canon, on savait que ça ne durerait pas longtemps. Et puis on est arrivé à Schwerin, les nazis
nous ont parqués dans un bois surveillé par une mitrailleuse aux quatre coins. Le matin, on a entendu crier, on était libre, les
S.S. avaient " fichu " le camp. Alors ce sont les Russes qui sont arrivés. Les Russes... une petite anecdote. On est allé
voir les Russes qui étaient sur le bord de la route. Ils nous ont donné des cigarettes, ils nous ont expliqué qu'ils étaient des
troupes de choc ~ l'intendance n'était pas encore là mais ils nous ont dit: " il y a le village à côté, là, où vous pouvez vous
installer. Vous êtes chez vous! " Ce qui a fait qu'un certain nombre d'entre nous a fait des excès de lard, de ventrèche...
Puis ils ont réuni, l'après-midi, les Français et ils nous ont tenu ce discours: " Nous, on veut bien vous rapatrier vers l'arrière
mais ce n'est pas le chemin de la France. Par contre, à trois kilomètres il y a les Anglais et les Américains qui ont fait leur
jonction. Il serait plus agréable pour vous d'aller là-bas, pour la route de la France. " Alors c'est ce qu'on a fait. On est
parti et quand on est arrivé à la barrière, il y avait les Anglais, avec les gants blancs, alors comme d'habitude... des cigarettes...
C'était tout à fait différent comme accueil.. C'est marrant parce qu'il y avait parmi nous des Gaullistes, évidemment ils avaient
critiqué les Russes... " Ah oui ! Mais les Russes, ils n'ont rien, ...Vous allez voir quand on va arriver là bas, ça va être
autre chose! " Ils ont été déçus parce que les Anglais ne nous ont même pas donné de cigarettes et puis avec leurs gants blancs,
leur tenue impeccable, ils nous regardaient de haut. Ils nous ont acheminés vers une caserne allemande avaient la possibilité de
prendre des objets... Je sais que pour ma part, ce n'était pas ma préoccupation, ni celle de mes cinq copains. Pour nous, tout ce
qui nous importait, c'était de tenir pour arriver au bout. Et puis, on s'embarrassait le moins possible, on avait déjà une couverture.
Certains avaient été obligés de laisser la couverture. Donc je n'ai rien ramené si ce n'est ma veste. "