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Une deuxième histoire qui a été quand même assez extraordinaire et qui a été assez dangereuse pour nous. On a formé un jour, un
matin, un Kommando pour nettoyer la Berghaus Strasse. Le Kommando, on appelait ça le Kommando de la Berghaus Strasse qui était
le centre de la Gestapo européenne. C'est là où au milieu des couloirs dévastés, j'ai rencontré deux Gestapistes français qui m'ont
dit: " Tu es Français ? " J'ai dit: " Oui. Je suis Français. " I1s m'ont dit: " Tu as la chance d'être là
parce que nous, on ne sait pas ce qu'on va devenir ". Alors, je leur ai répondu en souriant: " Vous ne savez pas ce que
c'est un camp de concentration! Vous avez vous la vie sauve. Moi, je ne sais pas si demain je serai encore vivant. " Et on
s'est quitté là-dessus. Et quand il n'y a plus eu personne dans les bureaux, j’ai un de mes amis qui s'appelait Christian Chabanon
qui, à la suite d'un besoin urgent, fracture à coups de pioche un bureau et trouve un document qui lui paraissait intéressant. Il y
avait marqué " Secret " en allemand, barre rouge et tout ça, donc un document important et assez épais. Et il a la chance
de ramener ça. Et il me réunit avec un de nos amis qui était un Hollandais qui s'appelait Nick. C'était un garçon charmant qui parlait
très bien l'allemand, le français. Et Christian dit à Nick : " J'ai trouvé ce document. Qu'est-ce que tu en penses ? " Quand
il voit ce document, il lui dit: " Mais tu es fou d'avoir ramené ça! " C'était la liste complète et détaillée de tous les
agents de la Gestapo européens ~ avec leurs noms, leurs prénoms, dates de naissance, toutes leurs références, numéros de matricule,
qui étaient agents de Gestapo, qu'ils soient Français, Belges, Suisses, Italiens et même Anglais. C'était un document fantastique!
Quand on s’est rendu compte de cela, Nick nous dit: "Votre devoir, c’est de le camoufler! " Je lui ai dit: " Mon
devoir, c'est de faire disparaître ça au plus tôt. Si on est pris avec ça, non seulement on va être torturé mais on va être pendu!
Moi, je ne me charge pas du tout de ce document! " Alors Nick me dit: " Jean-Baptiste, c'est ton devoir de le. .."
Je lui dis: " Bon! Je sais que demain matin, je vais au Kommando de La Charité ". La Charité était un hôpital qui avait
été formé par les Protestants français sous Louis XIV et qui s’appelait donc La Charité et où j’ai eu la chance de rester pendant
pas mal de temps avec un Vorarbeiter qui était un vert, mais un vert qui était un monsieur, qui était un ingénieur des mines qui
avait commis une escroquerie. Il était parti je crois avec la caisse de la société et à ce titre là, il s'est trouvé en camp de
concentration où il était là depuis 8 ou 10 ans, depuis presque 1933 puisque le premier camp a été fait en 1933. Et je crois que
Sachsenhausen a été l'un des premiers camps, pour ne pas dire le premier camp, construits avec l'avènement d'Hitler. Et en plus
il a été construit ce camp par un architecte qui était prisonnier des Allemands qui l'ont obligé à faire un camp de concentration
modèle, en forme d'étoile. Et tous les camps de concentration se ressemblaient. C'est pour ça que quand j'ai eu entre les mains
ce document et que j'avais derrière moi des cadres, des postes qui étaient sur les miradors, je me suis dit: " Mon Dieu! Si on
nous voit, nous sommes foutus! " Et bien, tout s’est bien passé. J'ai pris le document. Alors est-ce Christian ou moi qui
l'avons passé puisqu'on était dans le même Kommando ? Mais ce que j'ai fait en arrivant à ce Kommando, on l'avait toujours sur soi,
je suis descendu dans la cave de la Fraüen Clinik où on... où il y avait la pause entre midi et une heure. Alors ça, c'est moi-même
qui l'ai fait, je m'en souviens parfaitement bien: dans une fracturité de brique, j'ai caché précipitamment ce document si compromettant.
J'ai mis des briques devant et je suis parti à mon travail je n'ai plus pensé à rien. J'étais enfin soulagé parce que là vraiment, on
et risquait très gros! Et après la guerre, quand j'ai eu la chance de revenir, je me souviens, j'étais comme négociant en vins
stagiaire aux établissement Teissèdre à l'époque, rue du Jardin Public à Bordeaux. J'étais en train de taper une facture quand je
me suis trouvé en face de moi deux gaillards qui m'ont dit: " "M. Jean-Baptiste Duval ?" J'ai dit: " "C'est moi." Il me
dit, il se présente: " "D.S.T.." Deux agents de la D.S.T., Défense du Territoire je pense, c'est ça. Je me dis : qu'est-ce que
j'ai fait de mal ? Il me dit: " "Monsieur, nous avons eu le rapport d'un de vos amis au passage de la frontière comme quoi vous
avez caché un document qui a une certaine valeur". J'ai dit: " "Oui. C'est exact. Vous savez moi, c'est une chose que j'ai oubliée.
Moi, je ne vous avais pas fait la déclaration parce que bon, finalement j’ai complètement oublié cette histoire." Il me dit :
" "Bon. On va envisager de vous faire partir à titre d'officier français dans cette zone qui est occupée par les Russes." Alors,
je leur ai dit: " "Oui. C'est très joli ça. Mais je suis marié, j'ai déjà un enfant. Je sais déjà ce que j'ai traversé. Je veux
bien le faire mais à une condition, c'est que si je ne reviens pas que vous preniez en charge ma femme et ma fille". Alors il me
dit: " "Bon. Ecoutez on va voir ça." On parle pendant quelques instants et ils s'en vont. Ils reviennent un an après. C'était
ça en 1946. I1s reviennent en 1947. J'étais toujours en train de taper une facture aux établissement Teissèdre. Il me dit: " "On
regrette beaucoup monsieur, on a étudié la chose..." J'ai dit: " "Oui. Vous avez mis le temps à étudier. Parce qu' entre temps,
mon document, il a pu être " bouffé par les rats et puis qu'est-ce qui vous dit qu'une bombe n'est pas retombée dessus, que
tout est pulvérisé ? Alors prendre des risques pour ne pas le trouver, moi je ne suis pas tellement, pas tellement d'accord". Il
me dit: " "Bon, écoutez. Vous allez nous faire un plan, nous désigner exactement l'endroit et on va voir ce qu'on va pouvoir
faire." Alors j'ai fait le plan. C'était le plan de la Fraüen Clinik, je me souviens bien, qui n'existait pratiquement plus. Il n'y
avait plus que des murs calcinés. Il n'y avait même pas ou à peine un rez-de-chaussée mais il y avait quand même une cave puisque
c'est là où on déjeunait - enfin, si on appelait ça un déjeuner - ou la pause qui durait de midi à midi et demie si je me souviens
bien. On se reposait à peine une heure. L’ont-ils trouvé ce document ? Ne l'ont-ils pas trouvé ? Je n'ai jamais plus eu aucune
nouvelle. Je sais que Christian Chabanon a essayé de pousser la chose plus loin. Je sais que sa femme... Il est mort d'ailleurs
entre temps. C'est un garçon que j'ai revu après la guerre, que j'ai reçu chez moi, un garçon adorable qui a eu une très grande
influence sur moi à cette époque là au point de vue courage. Un jour, les " "Boches" ont décidé de nous prendre pour une...
pour une vétille, lui et moi. Il y a deux Russes, je crois, et un Polonais. Alors, ils avaient relevé notre numéro de matricule et
pendant 15 jours, j'ai vécu dans la peur d'être pendu. D'être pendu... d'être strangulé, en musique! C'aurait été quand même pas
mal! Et finalement, un jour, à l'Appelplatz du soir, on appelle mon numéro matricule 65200 [il le dit en allemand]. Je me présente
au garde-à-vous, " "Mützen ab!" On me dit: " "Ta peine de pendaison est commuée en schlague, 18 coups de schlague." "
[silence] J'aurais préféré être pendu! C'est affreux ! Chabanon est passé avant moi, il a supporté cette torture sans rien dire. Il
m'a donné une leçon de courage. Je me suis dit: si lui n'a pas crié tandis que les Russes qui étaient avant ont poussé des cris
- c'était épouvantable, on les égorgeait - alors, j’ai résisté comme j’ai pu. J'ai gémi mais je n'ai pas crié. C'est horrible 18
coups de schlague. On ne vous a pas raconté ce que c'est la schlague ? Le goumi, c'était un engin de torture où il y avait un filin
d'acier à l'intérieur très souple enrobé de caoutchouc et enrobé de cuir. Cela faisait un engin qui devait avoir 4 ou 5 centimètres
de diamètre, très souple et qui avait l'avantage de ne pas faire de marques sur le corps. C'est pour ça qu'il était employé pour la
schlague. Ca ne fait pas de marque mais moi ça m'a provoqué des hémorragies internes. D'abord, je n'ai pas pu m'asseoir pendant 15
jours, j'ai eu des plaies que personne n'a soignées, qui se sont guéries on ne sait pas comment. Chaque fois que je faisais un
effort, j'avais une petite hémorragie. J'ai eu des veines qui ont éclaté sous le choc de la schlague pendant 6 mois. Mes caleçons
étaient devenus du carton. Quand je m'asseyais, j’entendais " CRAC " : le carton qui se cassait en deux. Vous ne pouvez
pas imaginer ça, c'est une véritable torture. Je crois que j’aurais supporté la vie concentrationnaire beaucoup mieux si je n'avais
pas eu cet incident qui m'avait touché terriblement physiquement et moralement. Donc, pour revenir à mon histoire de schlague,
Christian Chabanon m'a donné une telle leçon de courage, j’étais idiot, j'aurais dû hurler comme les Russes, ils auraient tapé moins fort.
Du fait que je ne hurlais pas, que lui n'avait pas hurlé, le rouge - c'était pas un vert qui... c'était un rouge - qui avait été
nommé par les S.S., c'était un grand gaillard costaud. Alors le système de la schlague: on nous étendait sur une table, les bras
écartés, les jambes écartées et on tapait sur vous à la base des reins comme un fou. Imaginez-vous ce que peut donner un engin
pareil à chaque coup! C'est effroyable à chaque coup. Je crois qu'au bout de 100 coups, on meurt; à 18, on n'en meurt pas mais on
ne sort pas, on n'est pas brillant. La preuve... Alors, j'ai survécu malgré cela, très mal parce qu'il y avait toujours ces petites
hémorragies. Comment sont-elles passées ? Je ne m'en souviens plus. Cela a dû passer avec le temps. J'étais increvable. J'ai toujours
dit en riant: si on avait donné l'ordre aux S.S. de me tuer à coups de mitraillette, ils m'auraient certainement manqué! Tellement
j'avais une résistance incroyable! Mais, pas tellement que ça puisque quand nous sommes tous revenus, on était tous plus ou moins
tuberculeux. Moi, j'ai eu une millière mais j'ai mis des années pour m'effondrer. On ne peut pas s'imaginer mais je dirais, la
résistance d'un homme n'a pas de limite. Voilà je crois que le reste, le reste c'est peu de chose. On est revenu. On est revenu
mais j'ai eu la chance de ne pas être aigri, de ne plus être malheureux. J'ai toujours dit deux choses: s'il y a un homme de bien
sur 10.000, cela vaut encore la peine de se pencher sur l'Humanité, ça c'est des choses que j'ai appris. Voilà les confidences d'un
ancien, concentrationnaire. Vous m'avez fait revivre une époque pénible, dure que je croyais à jamais oubliée. Mais on n'oublie
jamais. Je mourrai avec cette horreur derrière moi. C'est impensable que des hommes puissent détruire d'autres hommes! Parce que
le pire crime des Allemands, ce n'est pas la pendaison ou la torture, c'est d'avoir essayé de battre et de combattre notre personnalité
humaine. C'est ça la pire des choses, le pire des crimes. Ils nous ont rabattu à l'état de " Stuck ", de la chose. Et bien
pour vous dire qu'ils n'ont jamais réussi avec certains Français ou avec certaines personnalités concentrationnaires qu'ils soient
Allemands ou Français ou n'importe quelle nationalité, on a toujours eu l'espoir peut être de s'en sortir, on est toujours resté
des hommes, malgré cela. Et c'est ça qu'ils ont essayé de combattre en nous, de réduire en nous. Et ils n'y sont jamais arrivés. Je
me suis toujours demandé comment j'avais pu résister moralement à la vie concentrationnaire. Après quelques réflexions, je crois
savoir comment j’ai pu vivre cette période. Un jour, durant un appel sur l'Appelplatz de Lichterfelde, on a amené un Haftling allemand
rouge, pieds et mains liés, pour être strangulé en musique. Cet Allemand, un rouge, a fait 50 mètres entre la porte d'entrée et la
potence, centimètre par centimètre. Devant la potence, il s'est retourné face aux S.S. qui lui mettaient le licol autour du cou. Et,
réflexe admirable entre tous, cet homme qui allait mourir étranglé et non pas pendu puisque le licol, une fois resserré, était monté
doucement pour le pendre, cet homme admirable a eu un geste d'un courage tel que s'il y a un Dieu, il ne peut être assis qu'à sa
droite car, avant de mourir, il a eu le courage magnifique de cracher à la face du S.S. Et c'est cet acte qui m'a donné à moi-même
le courage de survivre. J'ai un dernier souvenir. C'est qu'on avait un S.S. qui rentrait souvent dans le camp, qui était un... ce
n'était pas un officier, ce devait être un sous-officier S.S. - je ne sais pas quel grade - beau garçon mais qui avait déjà un certain
âge, qui devait avoir 30-35 ans, un homme magnifique, des yeux gris d'acier. C'était une brute infâme. Et un jour, il surveillait
un de nos Kommandos, c'était en début de 1945, il se tourne vers moi et il me dit: " "Tu es fatigué ?" " C'était la première
fois qu'un S.S. me demandait si j'étais fatigué. [silence] Alors, j'ai haussé un petit peu les épaules en ne disant ni oui, ni non,
je ne savais pas quoi dire. Il me dit: "" Viens! Viens t'asseoir et te reposer. "" [silence] Ca m'a stupéfait! Je ne croyais
pas la chose possible. J'ai trouvé ça extraordinaire. Ce bourreau, cette brute infâme qui se plaisait à torturer les gens, les martyriser,
leur " botter le cul ", les faire mordre par les chiens, leur donner des coups sur n'importe quelle... subitement, il
était devenu un agneau! Mais il y a une histoire que j'ai oublié de vous raconter. Ca se passait presque tous les dimanche matins,
des S.S., à travers les fils de fer barbelés, pour s'amuser le matin, comme on lance du pain à des chiens. Mais il y a une chose que
je tiens à vous faire comme confession: je restais au garde-à-vous face à un S.S. qui devait être à 8-10 mètres de moi. Je le regardais
dans les yeux. Je ne me suis jamais baissé pour ramasser son pain. Tous se battaient comme des sauvages, comme des chiens hurlant
pour ramasser le pain. Mais jamais, j'aurais préféré " crever " sur place que de lui donner la sensation que j’étais un
animal à son service, à dévorer ce qu' il voulait bien nous lancer. Et bien ce S.S. n'a jamais compris. Il a dû se dire: celui-là,
il ne se baisse pas parce qu'il n'a pas faim. J'en suis persuadé! Il n'a jamais compris que c'était un geste de mépris. Et ça, je
tiens à vous le dire. C'était peut être l'un des rares gestes de courage que j'ai eu en camp de concentration parce qu'on n'était
pas tellement heureux. On a toujours eu très peur. Mais là, je n'ai pas eu peur. Voilà.
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