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Soixantième anniversaire de la libération des camps

LE 24 AVRIL 2005 à MERIGNAC

Soixante ans ont passé.

- Soixante ans – Avec la fuite du temps, les cérémonies commémoratives n’échappent pas à cette érosion qui en voile le caractère et en affadit le sens. D’où l’ardente obligation de poursuivre l’opiniâtre travail de mémoire.

En cela, ont été grandement utiles les cérémonies, les émissions et les témoignages des survivants qui ont intensément marqué le soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz Birkenau, autour du 27 janvier dernier.

Le temps de deux générations, c’est celui qui s’est écoulé depuis que le monde, partagé entre l’horreur et l’incrédulité, fut, au printemps 1945, confronté aux premières révélations sur la monstruosité du système concentrationnaire que les armées alliées découvraient dans leur progression.

Déjà, le 23 novembre 1944, les troupes américaines, engagées en Alsace, pénétraient dans le camp du Struthof dont la chambre à gaz, la chambre de dissection et le four crématoire étaient restés intacts. En évacuant les détenus vers Dachau, deux mois plus tôt les ss avaient massacré 108 résistants du réseau « Alliance ».

Le 4 avril 1945, les Américains atteignent Ohrdruf, en Thuringe, le plus sinistre des kommandos extérieurs de Buchenwald. Il n’y a que des cadavres, que des allées jonchées de cadavres, vêtus de leurs défroques rayées. Ce modeste camp est aussitôt projeté dans l’actualité. Eisenhower, commandant en chef allié, était là, accompagné des généraux Bradley et Patton. Les fosses communes, la vue des corps et l’odeur les font reculer. A son quartier général, Eisenhower va déclarer aux dirigeants alliés « Venez voir de vos yeux et vous saurez maintenant pourquoi nous combattons »

La veille, les ss ont jeté sur les routes 10.000 détenus sous bonne escorte. Harassés, titubant de faiblesse, les traînards sont impitoyablement abattus.

Dans presque tous les camps, le plus grand nombre des détenus ont eu à subir ces hallucinantes « marches de la mort » qu’ont été les évacuations.

Les 36.500 déportés de Dora – l’enfer des Français – sont évacués à partir du 1er avril, en direction du nord. Entassés dans des wagons à bestiaux, pressés au long des routes par des ss que l’avance alliée rend furieux, ils connaissent une effroyable mortalité. Le 4 avril, 700 déportés survivent au milieu de 3.000 cadavres à la Boëlke Kaserne de Nordhausen bombardée. A Bergen-Belsen, où la majorité a été acheminée, c’est une vision de cauchemar que les Britanniques découvrent le 15 avril. Terrassés par la famine, décimés par le typhus, des squelettes se tiennent hors des baraques putrides. Les images des bulldozers poussant des amas de corps vers les fosses communes vont glacer le monde d’effroi.

A partir du 13 avril, dans le même secteur, le camp de P.G. de Sandbostel reçoit des convois de Neuengamme que Bergen-Belsen, saturé, n’a pu accueillir. Ils y arrivent si épuisés que la plupart ne survivront pas. Fosses communes et amoncellements de 28.000 cadavres s’offrent à la vue des libérateurs.

Le 14 avril, les Américains découvrent une tragédie qui s’est dénouée la veille à quelques centaines de mètres de leurs lignes. Un convoi ferroviaire de déportés en provenance de Dora et de Neuengamme, stoppé par un bombardement, poursuit à pied vers Gardelegen. Là, les ss enferment les hommes dans une grange pleine de paille qu’ils arrosent d’essence et y mettent le feu. Ceux qui réussissent à s’échapper du brasier sont mitraillés par les ss aidés par les kapos. 1016 corps calcinés sont dénombrés.

A Buchenwald, à partir du 8 avril, les ss procèdent à des rafles dans le camp destinées à alimenter les convois d’évacuation – 2.500 détenus vont ainsi quitter le camp peu avant sa libération, le 11 avril. Un grand nombre va mourir d’épuisement ou abattu sur les routes. On retrouvera prés de Dachau un train abandonné venu de Buchenwald, ne contenant plus que des morts. Du camp de Buchenwald, en cette période, le pasteur Aimé Boniface dira « Partout, les vivants doivent écarter les morts pour reprendre leur place. On ne lutte plus tellement pour la vie que contre la mort, l’invasion du camp par la mort ? »

L’évacuation des camps est soumise à cet ordre de Himmler, deuxième personnage du régime, adressé aux commandants de camps, le 14 avril prescrivant « qu’aucun détenu ne doit tomber vivant entre les mains des ennemis du Reich ? ». L’excitation meurtrière des ss est à son comble.

Le 19 avril, à Dachau, dix jours avant la libération du camp, le général Delestraint, chef de l’Armée Secrète est escorté vers le four crématoire. En chemin le ss Trankle lui brise la mâchoire à coups de poing, puis l’Obersharführer Bongart l’abat d’une balle dans la nuque.

Les brutes sont déchaînées. Dans la nuit du 20 au 21 avril, un crime horrible est perpétré dans les caves de l’école Bullenhusendamm, à Hambourg . Lors de son procès, l’un des assassins, le médecin ss Trzebinski, du camp de Neuengamme, rapportera par le menu comment, sur l’ordre du commandant Pauly, furent mis à mort 20 enfants juifs, de 5 à 12 ans, sur lesquels devaient être pratiquées d’odieuses expériences pseudo médicales. Dans un prétendu souci d’humanité, Trzebinski entend rassurer les enfants qui sont conduits dans un abri souterrain où, confiants et souriants, ils se voient confirmer la promesse d’une proche libération et d’un voyage qui doivent cependant être précédés d’une piqûre contre le typhus. Il s’agit en réalité de morphine. Pendant que les enfants s’endorment, les bourreaux pendent les adultes : six Russes, le professeur Quenouille, de Paris et le docteur Florence, de Lyon. Puis, les petits corps dénudés des enfants endormis sont passés un à un dans la boucle d’une corde à nœud qui pend à un crochet. Il ne reste plus, dans un coin, que 20 couvertures entr’ouvertes, quelques hardes et des jouets épars.

Le samedi 21 avril, nous étions plus de 33.000 déportés de 20 nationalités, dans le camp central de Sachsenhausen, surchargé et chaotique. Au loin, plus perceptible chaque jour, la canonnade de l’Armée rouge qui commence à investir Berlin, à 30 kilomètres.

Brutalement, le camp est évacué. Par colonnes de 500, abrutis de fatigue et de sommeil, une couverture en bandoulière, nous empruntons la direction du nord-ouest : la mer Baltique. Dans la tête de chacun, une seule alternative : la liberté, encore si aléatoire, ou la mort, omniprésente.

Commence l’épisode le plus tragique de notre déportation. Douze jours d’épouvante et de tourments. Incapables de soutenir cette marche forcée qu’imposent les ss et leurs chiens, les traînards, faméliques et hagards, de plus en plus nombreux, sont abattus d’une balle dans la nuque ou dans la bouche. Sur les chemins du Brandeburg et du Mecklemburg, les corps d’un tiers des nôtres vont être rejetés sur les bas-côtés ou abandonnés sur la chaussée, enjambés par les colonnes qui suivent. Lors d’une halte dans un bois, nombre de ceux qui s’affalent sur le sol ne se relèveront plus. Des cas d’anthropophagie sont observés à l’entour d’une fosse commune. Pour les survivants, le calvaire prendra fin, autour du 2 mai, dans le secteur de Schwerin, à 80 kms de Lübeck.

Durant la première partie de cette évacuation, des femmes du camp de Ravensbrück, marchant en parallèle, ont subi le même supplice. Ces marches démentielles ont considérablement aggravé le bilan déjà effroyable de la déportation.

En février, le camp de Gross-Rosen, près de Breslau, est évacué par des températures de 20 degrés en dessous de zéro. Des wagons tombereaux, à ridelles, roulèrent pendant 10 jours vers Dora, Nordhausen, Buchenwald, Bergen-Belsen, Sachsenhausen. Les détenus sont morts dans leur quasi-totalité.

L’évacuation des camps de la Shoah, entreprise sous la poussée des Soviétiques, fut un indicible calvaire. Dans l’impossibilité de liquider, selon leurs plans, des dizaines de milliers de détenus, les nazis les envoyèrent mourir de faim et de froid sur les routes et dans les wagons. Morts et agonisants sont déchargés pêle-mêle, souvent soudés par la neige glacée.

Sans doute, dans cette hiérarchie de l’abominable, le plus monstrueux des tout derniers crimes de masse, ourdis par les nazis, eut pour cadre la baie de Lübeck, le 3 mai 1945, cinq jours avant la capitulation du IIIème Reich. Là, c’est déroulée la plus épouvantable tragédie navale de tous les temps, conçue et organisée, celle-là, par des assassins aux abois.

Plus de 10.000 détenus, essentiellement de Neuengamme, ont été amenés sur les quais de Lübeck pour être entassés à bord de quatre navires, dont le plus important, le Cap Arcona, en reçoit plus de la moitié dans ses cales et sur ses ponts. Deux chalands remorqués, où ont été embarqués des centaines de détenus évacués par mer du camp de Stutthof, près de Dantzig, arrivent dans la rade. Leur transbordement sur les bateaux est refusé. Alors que ces deux embarcations dérivent vers la côte,

ss et soldats de la Kriegsmarine massacrent une grande partie de ces détenus, des familles juives, pour la plupart.

Deux des navires chargés de déportés prennent la mer sous pavillon à croix gammée. Les renseignements britanniques croient à un transport de troupes et de dignitaires nazis. La méprise est totale ; le drame absolu. Le Cap Arcona s’embrase et chavire. Le Thiebeck coule. Deux bateaux échappent à la tragédie.

Plus de 7.300 personnes vont périr, brûlées, étouffées, mitraillées, englouties. Ceux qui, s’étant jetés dans les eaux glaciales, tentent de regagner la rive à la nage, sont massacrés à coups de fusil et d’avirons par les ss , les marins et les Jeunesses hitlériennes, embarqués sur des vedettes. Parmi les victimes, le docteur Albert Barraud, ancien chef de clinique à la Faculté de Bordeaux, qui, avec une totale abnégation, a sauvé, à Neuengamme, des centaines de vies humaines.

L’arrivée sur les quais des premiers chars britanniques arrête la tuerie qui a ensanglanté la rade.

Tel est, fastidieux sans doute et pourtant si incomplet, le récit des crimes nazis qui, il y a soixante ans, ont révulsé la conscience universelle et qui, en même temps, ont plongé dans la plus folle inquiétude les familles qui espéraient le retour d’un être cher.

Nous vous prions de nous excuser d’avoir été trop longs, mais nous vous donnons l’assurance que nous ne recommencerons plus. Et pour cause.

Ici, chacun comprendra que ce tout dernier message des derniers survivants, tous octogénaires, surgi de la vieille écorchure de la déportation, soit empreint de la vieille angoisse qui nous habite ; l’angoisse que le temps estompe et gomme ce que fut réellement la mort de nos innombrables camarades et que soit délavée et banalisée la nature du système qui les a anéantis tant dans les camps de concentration que dans les camps d’extermination.

Mais, Monsieur le Maire, nous voulons voir, dans l’habituelle qualité d’organisation de cette cérémonie et dans la stricte préservation de son caractère, un motif d’être rassurés quant à la pérennisation de cette commémoration au fil des années à venir et alors même que les déportés auront disparu. Nous tenons à vous en témoigner, ainsi qu’à toute votre équipe municipale, notre très sincère gratitude.

Que soient tout aussi vivement remerciés les représentants de l’Armée de l’Air dont la participation confère à cette journée cette solennité qui, à Mérignac, est la marque des cérémonies patriotiques et commémoratives.

Merci à nos amis porte-drapeaux dont la fidélité a pour corollaire leur dévouement ainsi qu’à nos camarades anciens combattants et victimes de guerre.

Merci aux professeurs d’histoire-géographie dont la fonction de vecteurs de l’Histoire est souvent doublée d’un véritable militantisme de la mémoire.

Enfin, Mesdames et Messieurs, que chacun et chacune de vous sache combien nous sommes sensibles à votre présence qui est pour nous la garantie de la dimension citoyenne de cette journée, au regard des jeunes générations qui portent tous nos espoirs.

Comme tous ceux qui l’ont précédé le message du monde de la Déportation dont lecture a été donnée par Jacques Grébol, rescapé de Sachsenhausen et de Buchenwald, fixe notre constant objectif : la recherche et la consolidation de la paix ; l’amélioration de la condition humaine et l’abolition des inégalités.

C’est là la volonté même qui s’est trouvée déjà exprimée par les déportés dans les serments qu’ils ont prêtés à la libération des camps, notamment à Buchenwald et Mauthausen.

Or, au cours de ces soixante dernières années, le défi est devenu accablant. Le monde n’a cessé de sécréter et de multiplier conflits, massacres, génocides, répressions sauvages, intégrismes barbares, violences racistes et antisémites, criminelles discriminations.

Plus de 40 millions de morts, dont une majorité de civils et d’enfants.

Notre camarade Pierre Sudreau, rescapé de Buchenwald et ancien ministre du général de Gaulle a pu soutenir que « la Paix était la plus grande revanche sur Hitler » Cette vérité demeure.

Et que dire de ces abominables atteintes aux droits de l’homme, de la femme et de l’enfant, sur tous les continents ?

Comment accepter ou simplement détourner le regard de l’irrépressible montée de l’exclusion et de la misère, habillée pudiquement du terme de pauvreté et qui n’épargne pas nos pays industrialisés ?

Nous, qui, sous cette défroque de bagnard, avons été soumis à la servitude, comment pourrions-nous tolérer un monde, où, par millions, des enfants de moins de 10 ans sont les esclaves modernes ; cependant que les richesses des 3 personnes les plus riches du monde excèdent le P.N.B. des 43 états les plus pauvres de la planète ?

Des chiffres qui disqualifient un système et une époque.

Cette société qui accuse partout une fracture sociale toujours plus béante est mue par une implacable logique de profits et d’égoïsmes. Elle va à la dérive. Elle va à l’opposé des objectifs et des espérances de ceux qui ont combattu, souffert et sont morts pour l’avènement d’un monde de justice et de paix.

Cela dit, nous n’entendons pas être les annonciateurs d’un malheur inéluctable.

Nous sommes, au contraire, aux côtés des hommes et des femmes, des organisations qui, de par le monde, s’efforcent de façonner l’avenir serein auquel aspire l’humanité.

Cette nouvelle entreprise ne peut être conduite que dans le strict respect des tragiques leçons du passé.

D’où l’impérieuse nécessité de cultiver – sans haine ni ressentiment, mais aussi sans concession à la vérité historique – la mémoire sur laquelle s’est fondée toute entière cette cérémonie.

Nous faisons nôtres ces vers d’Aragon gravés dans la pierre du monument aux morts de Mauthausen, au cimetière du Père-Lachaise :

" Les morts ne dorment pas.
" Ils n’ont que cette pierre
" Impuissante à porter la foule de leurs noms.
" La mémoire du crime est la seule prière,
" Passant, que nous te demandons.

Guy Chataigné



Le chant des marais